Page:Bernanos - Œuvres, tome 6 - Un crime ; Monsieur Ouine, 1947.djvu/119

Cette page n’a pas encore été corrigée

que l’autre vieille est morte, ou en train de claquer. Quelle affaire !

La voiture les conduisit jusqu’à l’entrée du parc, mais ils durent monter à pied le chemin défoncé par l’hiver et qui éclate chaque automne sous la dernière poussée, plus sournoise, des énormes racines de pin, musclées comme des bêtes.

– Elle n’avait rien voulu manger ce matin, ni à midi, rien ! disait la petite servante, reniflant des larmes imaginaires. Elle est restée dans la chambre. J’ai voulu faire la couverture. La porte était fermée en dedans, mais probable que Mme Louise avait oublié de pousser à fond le verrou du cabinet de toilette. En poussant voilà que je suis rentrée. Couchée dessus son lit, en travers, qu’elle était, pauvre dame ! Le pis, comme pour l’autre, c’est que je voyais ses yeux grands ouverts, oui monsieur. C’est pas croyable !

Le docteur, venu par les pâtures, les attendait au haut du perron.

– Rien à faire, dit-il. Une injection massive de morphine. Trois ampoules sur la table de nuit, et j’ai retrouvé la quatrième dans le lit, sous ses cuisses.

– De la morphine !

– Oh ! ne vous frappez pas : c’était une habituée de la drogue. Ces vieilles-là, voyez-vous, ça tient parfois mieux le coup que les jeunes. Le suicide n’est pas sûr. Possible qu’elle ait seulement forcé un peu la dose. Il y a des cas de saturation sournoise, traîtres en diable. Le système nerveux réagit mal, l’euphorie tarde à venir, ils en remettent et le cœur s’effondre.

Le petit juge s’approcha du lit en silence, ramena les couvertures sur les jambes nues et s’appuya au mur pour ne pas tomber.

– Qu’est-ce qui vous prend, mon cher ? fit le docteur avec une compassion ironique. Ouvrez la fenêtre, monsieur Grignolles.

Il fixa plus attentivement la face marbrée, les oreilles pourpres, le regard à la fois épuisé, presque hagard, mais flamboyant.

– Dites donc ! Ça ne va pas ?

Ses doigts se refermaient déjà sur le poignet d’un geste professionnel.