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LA VILLE AUX ILLUSIONS

Il fallut un hasard pour raviver la flamme douloureuse et lui rappeler avec plus de vivacité que jamais celle qu’il n’avait pu encore réussir à oublier…

Ce jour-là — il y avait environ trois semaines qu’il était employé à la Librairie Bruneau — il devait aller faire une livraison dans le septième arrondissement, et précisément dans la rue Beaujon, qui coupe l’avenue Hoche…

Il attendait le moment propice pour traverser avec son chargement, lorsqu’une auto qu’il connaissait bien, passa à le frôler. Dans un éclair, il eut le temps de distinguer une silhouette menue, brune et rieuse, qui tenait le volant, tandis que près d’elle, dans la torpédo, se prélassait le vicomte des Aubrays…

Ce fut comme un coup de poignard en plein cœur. Il ne les avait pas encore vus ensemble… Il sentit une vague de rage le submerger tandis qu’un nouveau désespoir s’emparait de lui. Dire qu’il aurait pu être à la place de cet homme ! Et s’il se trouvait, lui, entre les brancards de cette charrette, n’était-ce pas sa faute, à elle ? Elle s’en souciait peu !

Il ricana tout seul et traversa. Il se sentait tout prêt à la haine…

En revenant, le hasard voulut encore qu’il passât devant la mairie. Mû par un obscur pressentiment, il s’arrêta et parcourut les annonces de mariage…

Elle était là ! Il ne s’était pas trompé ! « Marie-Madeleine-Arlette Fousseret… et le vicomte Charles-Antoine-Bernard des Aubrays… » disait l’affiche.

Tandis qu’il restait figé, ne pouvant détacher ses yeux de ces noms accouplés un cantonnier s’approcha d’un pas traînant.

— Dis donc, camarade… demanda-t-il. As-tu du feu ?

Jean ne fumait pas. Mais il avait dans sa poche, à tout hasard, une boîte d’allumettes. Il s’empressa d’en offrir au vieux qui alluma sa pipe.

— Tu reluques ça ? fit-il en montrant les bans. Ça va être un chouette mariage, qu’on dit ! Du gratin, quoi !