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acteurs, pianistes, chefs d’orchestre, du troisième ou du second ordre, et même du premier, vous n’avez pas le droit de toucher aux Beethoven et aux Shakespeare, pour leur faire l’aumône de votre science et de votre goût.

Non, non, non, mille millions de fois non, un homme, quel qu’il soit, n’a pas le droit de forcer un autre homme, quel qu’il soit, d’abandonner sa propre physionomie pour en prendre une autre, de s’exprimer d’une façon qui n’est pas la sienne, de revêtir une forme qu’il n’a pas choisie, de devenir de son vivant un mannequin qu’une volonté étrangère fait mouvoir, ou d’être galvanisé après sa mort. Si cet homme est médiocre, qu’on le laisse enseveli dans sa médiocrité ! S’il est d’une nature d’élite au contraire, que ses égaux, que ses supérieurs mêmes, le respectent, et que ses inférieurs s’inclinent humblement devant lui.

Sans doute Garrick a trouvé le dénoûement de Roméo et Juliette, le plus pathétique qui soit au théâtre, et il l’a mis à la place de celui de Shakespeare dont l’effet est moins saisissant ; mais en revanche, quel est l’insolent drôle qui a inventé le dénoûement du Roi Lear qu’on substitue quelquefois, très-souvent même, à la dernière scène que Shakespeare a tracée pour ce chef-d’œuvre ? Quel est le grossier rimeur qui a mis dans la bouche de Cordelia[1] ces tirades brutales, exprimant des passions si étrangères à son tendre et noble cœur ? Où est-il ? pour que tout ce qu’il y a sur la terre de poëtes, d’artistes, de pères et d’amants, vienne le flageller, et, le rivant au pilori de l’indignation publique, lui dise : «Affreux idiot ! tu as commis un crime infâme, le plus odieux, le plus énorme des crimes, puisqu’il attente à cette réunion des plus hautes facultés de l’homme qu’on nomme le Génie ! Sois maudit ! Désespère et meurs ! Despair and die ! !»

Et ce Richard III, auquel j’emprunte ici une imprécation, ne l’a-t-on pas bouleversé ?... n’a-t-on pas ajouté des personnages à la Tempête, n’a-t-on pas mutilé Hamlet, Romeo, etc ?... Voilà où l’exemple de Garrick a entraîné. Tout le monde a donné des leçons à Shakespeare ! ! !...

Et, pour en revenir à la musique, après que Kreutzer, lors des derniers concerts spirituels de l’Opéra, eut fait pratiquer maintes coupures dans une symphonie de Beethoven[2], n’avons-nous pas vu Habeneck supprimer certains instruments[3] dans une autre du même maître ? N’entend-on pas à Londres des parties de grosse caisse, de trombones et d’ophicléïde ajoutées par M. Costa aux partitions de Don Giovanni, de Figaro et du Barbier de Séville ?... et si les chefs d’orchestre osent, selon leur caprice, faire disparaître ou introduire certaines

  1. La plus jeune des filles du roi Lear.
  2. La 2me symphonie, en ré majeur.
  3. Depuis vingt ans on exécute au Conservatoire la symphonie en ut mineur, et jamais Habeneck n’a voulu, au début du scherzo, laisser jouer les contre-basses. Il trouve qu’elles n’y produisent pas un bon effet... Leçon à Beethoven...