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Je reprends le fil de mon histoire. Quand le titre inscrit sur les parties d’orchestre nous annonçait que rien n’avait été changé dans le spectacle, je continuais ma prédication, chantant les passages saillants, expliquant les procédés d’instrumentation d’où résultaient les principaux effets, et obtenant d’avance, sur ma parole, l’enthousiasme des membres de notre petit club. Cette agitation étonnait beaucoup nos voisins du parterre, bons provinciaux pour la plupart, qui, en m’entendant pérorer sur les merveilles de la partition qu’on allait exécuter, s’attendaient à perdre la tête d’émotion, et y éprouvaient en somme plus d’ennui que de plaisir. Je ne manquais pas ensuite de désigner par son nom chaque musicien à son entrée dans l’orchestre ; en y ajoutant quelques commentaires sur ses habitudes et son talent.

«Voilà Baillot ! il ne fait pas comme d’autres violons solos, celui-là, il ne se réserve pas exclusivement pour les ballets ; il ne se trouve point déshonoré d’accompagner un opéra de Gluck. Vous entendrez tout à l’heure un chant qu’il exécute sur la quatrième corde ; on le distingue au-dessus de tout l’orchestre.»

— «Oh ! ce gros rouge, là-bas ! c’est la première contre-basse, c’est le père Chénié ; un vigoureux gaillard malgré son âge ; il vaut à lui tout seul quatre contre-basses ordinaires ; on peut être sûr que sa partie sera exécutée telle que l’auteur l’a écrite : il n’est pas de l’école des simplificateurs.

«Le chef d’orchestre devrait faire un peu attention à M. Guillou, la première flûte qui entre en ce moment : il prend avec Gluck de singulières libertés. Dans la marche religieuse d’Alceste, par exemple, l’auteur a écrit des flûtes dans le bas, uniquement pour obtenir l’effet particulier aux sons graves de cet instrument ; M. Guillou ne s’accommode pas d’une disposition pareille de sa partie ; il faut qu’il domine ; il faut qu’on l’entende, et pour cela il transpose ce chant de la flûte à l’octave supérieure, détruisant ainsi le résultat que l’auteur s’était promis, et faisant d’une idée ingénieuse, une chose puérile et vulgaire.»

Les trois coups annonçant qu’on allait commencer, venaient nous surprendre au milieu de cet examen sévère des notabilités de l’orchestre. Nous nous taisions aussitôt en attendant avec un sourd battement de cœur le signal du bâton de mesure de Kreutzer ou de Valentino. L’ouverture commencée, il ne fallait pas qu’un de nos voisins s’avisât de parler, de fredonner ou de battre la mesure ; nous avions adopté pour notre usage, en pareil cas, ce mot si connu d’un amateur : «Le ciel confonde ces musiciens, qui me privent du plaisir d’entendre monsieur !»

Connaissant à fond la partition qu’on exécutait, il n’était pas prudent non plus d’y rien changer ; je me serais fait tuer plutôt que de laisser passer sans réclamation la moindre familiarité de cette nature prise avec les grands maîtres. Je n’allais pas attendre pour protester froidement par écrit contre ce crime de