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avec l’emploi de l’orchestre, et à connaître l’accent et le timbre, sinon l’étendue et le mécanisme de la plupart des instruments. Cette comparaison attentive de l’effet produit et du moyen employé à le produire, me fit même apercevoir le lien caché qui unit l’expression musicale à l’art spécial de l’instrumentation ; mais personne ne m’avait mis sur la voie. L’étude des procédés des trois maîtres modernes, Beethoven, Weber et Spontini, l’examen impartial des coutumes de l’instrumentation, celui des formes et des combinaisons non usitées, la fréquentation des virtuoses, les essais que je les ai amenés à faire sur leurs divers instruments, et un peu d’instinct ont fait pour moi le reste.

Reicha professait le contre-point avec une clarté remarquable ; il m’a beaucoup appris en peu de temps et en peu de mots. En général, il ne négligeait point, comme la plupart des maîtres, de donner à ses élèves, autant que possible, la raison des règles dont il leur recommandait l’observance.

Ce n’était ni un empirique, ni un esprit stationnaire ; il croyait au progrès dans certaines parties de l’art, et son respect pour les pères de l’harmonie n’allait pas jusqu’au fétichisme. De là les dissensions qui ont toujours existé entre lui et Cherubini ; ce dernier ayant poussé l’idolâtrie de l’autorité en musique au point de faire abstraction de son propre jugement, et de dire, par exemple, dans son Traité de contre-point : «Cette disposition harmonique me paraît préférable à l’autre, mais les anciens maîtres ayant été de l’avis contraire, il faut s’y soumettre.»

Reicha, dans ses compositions, obéissait encore à la routine, tout en la méprisant. Je le priai une fois de me dire franchement ce qu’il pensait des fugues vocalisées sur le mot amen ou sur kyrie eleison, dont les messes solennelles ou funèbres des plus grands compositeurs de toutes les écoles sont infestées. «Oh ! s’écria-t-il vivement, c’est de la barbarie ! — En ce cas, monsieur, pour quoi donc en écrivez-vous ? — Mon Dieu, tout le monde en fait !» Miseria !...

Lesueur, à cet égard, était plus logique. Ces fugues monstrueuses, qui par leur ressemblance avec les vociférations d’une troupe d’ivrognes, paraissent n’être qu’une parodie impie du texte et du style sacrés, il les trouvait, lui aussi, dignes des temps et des peuples barbares mais il se gardait d’en écrire, et les fugues assez rares qu’il a disséminées dans ses œuvres religieuses n’ont rien de commun avec ces grotesques abominations. L’une de ses fugues, au contraire, commençant par ces mots : Quis enarrabit cœlorum gloriam ! est un chef-d’œuvre de dignité de style, de science harmonique, et bien plus, un chef-d’œuvre aussi d’expression que la forme fuguée sert ici elle-même. Quand, après l’exposition du sujet (large et beau) commençant par la dominante, la réponse vient à entrer avec éclat sur la tonique, en répétant ces mots : Quis enarrabit !