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terminait en m’assurant de ses sentiments affectueux. C’était un trésor inespéré ; et je m’acheminai vers le Grand-Hôtel avec l’espoir de dîner à peu près tranquillement chez mademoiselle Patti. En me voyant entrer dans un salon, la virtuose pousse un cri de joie, battant des mains comme font les enfants : «Ah ! quel bonheur ! le voilà ! le voilà !» et la ravissante diva accourt, selon sa coutume, présenter à mes lèvres son front virginal. Je me mets à table avec elle, son père, son beau-frère et quelques amis. Pendant le dîner elle m’accable de mille adorables câlineries, en disant de temps en temps : «Il a quelque chose ! à quoi pensez-vous ? je ne veux pas que vous ayez du chagrin.» L’heure du départ venue, on décide qu’on m’accompagnera à l’embarcadère : la charmante enfant, une de ses amies et son beau-frère montent en voiture avec moi. On nous permet d’entrer tous les quatre dans la gare. Adelina ne veut me laisser qu’au dernier moment quand le train se mettra en marche. Le signal est donné. Il faut se quitter. Alors la folâtre me saute au cou, m’embrasse : «Adieu, adieu, à la semaine prochaine. Nous retournons à Paris mardi, vous viendrez nous voir jeudi. C’est entendu, n’est-ce pas ? Vous n’y manquerez pas ?» On part...

Que n’eussé-je pas donné pour recevoir de telles marques d’affection de madame F****** et n’être accueilli de mademoiselle Patti qu’avec une froide politesse !... Pendant toutes ces chatteries de la mélodieuse Hébé, il me semblait qu’un oiseau merveilleux aux yeux de diamant voltigeât autour de ma tête, se posant sur mon épaule, becquetant mes cheveux et me chantant avec des battements d’ailes ses plus joyeuses chansons. J’étais ravi, mais non ému. C’est que la jeune, belle, éblouissante et célèbre virtuose, qui, à vingt-deux ans, a déjà vu l’Europe et l’Amérique musicales à ses pieds, je ne l’aime pas d’amour ; et la femme âgée, triste et obscure, à qui l’art est inconnu, possède mon âme, comme elle l’eut autrefois, comme elle l’aura jusqu’à mon dernier jour.

Balzac et Shakespeare lui-même, ce grand peintre des passions, n’ont jamais songé qu’il pût exister rien de pareil. Un seul poëte, un poëte anglais, Thomas Moore, a cru que cela pouvait être et a su décrire ce rare sentiment, en vers admirables qui me reviennent en ce moment à la pensée :

«Believe me, if all endearing young charms.» (Irish melodies.)

En voici la traduction :

Crois-moi, quand tous ces charmes ravissants que je contemple si passionnément aujourd’hui viendraient à changer demain et à s’évanouir entre mes bras, comme un présent des fées, tu serais encore adorée autant que tu l’es en ce moment.