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Tout m’était présent comme si j’y fusse venu la veille. Il n’y avait que seize ans. Je passe devant l’avenue et je monte sans me retourner jusqu’à la tour. Une végétation luxuriante couvrait les coteaux voisins, les vignes étalaient leurs pampres mûrs. Arrivé à grand’peine au pied de la tour, je me retourne, comme autrefois, et j’embrasse encore d’un coup d’œil la belle vallée. Je m’étais assez bien contenu jusque-là, me bornant à murmurer à voix basse : Estelle ! Estelle ! Estelle ! mais alors une oppression accablante me fait tomber à terre, où je reste longtemps étendu, écoutant, dans une mortelle angoisse, ces mots atroces que chaque battement de mes artères fait retentit dans mon cerveau : Le passé ! le passé ! le temps !... jamais ! jamais !... jamais !

Je me relève, j’arrache au mur de la tour une pierre qui dut la voir, qu’elle toucha peut-être ; je coupe une branche d’un chêne voisin. En redescendant, à l’angle d’un champ où je n’avais pas passé en 1848, je reconnais la roche tant cherchée alors et sur laquelle je l’avais vue monter. Ô surprise ! oui, c’est bien cela, un bloc de granit, il ne pouvait avoir disparu.

J’y monte, mes pieds se posent à la place même où se posèrent ses pieds ; j’en suis bien sûr cette fois, j’occupe dans l’atmosphère l’espace que sa forme charmante occupa ! J’emporte un petit fragment de mon autel granitique. Mais les pois roses ?... ce n’est pas sans doute l’époque de leur floraison ; ou bien on les a détruits ; j’ai beau chercher, ils n’y sont plus. Ah ! voilà le cerisier ! comme il a grossis je détache un lambeau de son écorce, et je prends son tronc entre mes bras, je le presse convulsivement contre ma poitrine. Tu te souviens d’elle sans doute, bel arbre ! et tu me comprends !...

Redescendu, sans rencontrer personne, à la porte de l’avenue, je prends aussitôt la résolution d’entrer, de voir le jardin et la maison. Les nouveaux propriétaires ne me traiteront peut-être pas comme un malfaiteur. D’ailleurs qu’importe ! — J’entre dans le jardin. Une vieille dame fait un brusque mouvement de frayeur en m’apercevant, à l’improviste au détour d’une allée.

« — Excusez-moi, madame, lui dis-je d’une voix à peine intelligible, et veuillez me permettre... de visiter votre jardin ; il... me rappelle... des souvenirs...

— Entrez, monsieur, promenez-vous.

— Oh, je ne veux qu’en faire le tour.»

Après quelques pas je trouve une jeune personne montée sur une échelle et cueillant les fruits d’un poirier. Je la salue en passant. Je traverse un fouillis d’arbustes qui interceptaient presque la circulation, tant le petit jardin maintenant est mal entretenu. Je coupe une branche de seringa que je cache dans mon sein, et je sors. En passant devant la porte toute grande ouverte de la maison, je m’arrête sur le seuil à en considérer l’intérieur. La jeune fille, qui était descendue de son arbre et que sa mère avait avertie sans doute de la bizarre