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louèrent chaudement la musique, l’art et le duo surtout. Quelques-uns trouvèrent qu’il y avait dans le reste de la partition beaucoup de broussailles, et que le dialogue parlé manquait d’esprit. Ce dialogue est presque en entier copié dans Shakespeare...

Cette partition est difficile à bien exécuter, pour les rôles d’hommes surtout. À mon sens, c’est une des plus vives et des plus originales que j’aie produites. À l’inverse des Troyens, elle n’exige aucune dépense pour la mettre en scène. On se gardera néanmoins de me la demander à Paris. On fera bien, ce n’est pas de la musique parisienne. M. Bénazet, avec sa générosité ordinaire, me la paya deux mille francs par acte, pour les paroles, et autant pour la musique, c’est-à-dire huit mille francs en tout. De plus il me donna encore mille francs pour en venir diriger la représentation l’année suivante. J’en ai fait graver la partition de piano. La grande partition paraîtra plus tard ainsi que les trois autres, Benvenuto Cellini, la Prise de Troie et les Troyens à Carthage, si j’ai assez d’argent pour les publier. L’éditeur Choudens, en achetant mon opéra des Troyens, s’est bien engagé, par écrit, à publier la grande partition un an après la partition de piano, mais cette promesse n’a pas été mieux tenue que tant d’autres, et, à partir de la signature de ce contrat, il n’en a, etc., etc. Le duo des jeunes filles de Béatrice et Bénédict est maintenant fort répandu en Allemagne où on le chante fréquemment. Je me souviens, à propos de ce duo, que le grand-duc de Weimar, à mon dernier voyage chez lui, m’invitait quelquefois à souper en très-petit comité et se plaisait alors à me questionner sur mon existence à Paris et sur mille détails. Je l’ai bien étonné et attristé en lui dévoilant les réalités de notre monde musical. Mais un soir je le fis rire. Il me demanda dans quelle circonstance j’avais écrit la musique du duo de Béatrice : «Vous soupirez, madame !»

« — Vous avez dû composer cela, me dit-il, au clair de lune dans quelque romantique séjour...

— Monseigneur, c’est là une de ces impressions de la nature dont les artistes font provision et qui s’extravasent ensuite de leur âme, dans l’occasion, n’importe où. J’ai esquissé la musique de ce duo un jour à l’Institut, pendant qu’un de mes confrères prononçait un discours.

— Parbleu ! dit le grand-duc, cela prouve en faveur de l’orateur ! il devait être d’une rare éloquence !»

On a aussi exécuté ce duo à l’une des séances de la Société des concerts de notre Conservatoire et il y a excité des transports dont on voit peu d’exemples. La salle entière a crié bis avec des applaudissements à ébranler l’édifice, et mes siffleurs fidèles n’ont pas osé se faire entendre. Il faut dire aussi que mesdames Viardot et Vandenheufel-Duprez l’ont chanté d’une délicieuse manière. Et le merveilleux orchestre, comme il a été gracieux et délicat ! Voilà une de ces exécutions