Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/491

Cette page n’a pas encore été corrigée

dans la pensée de Carvalho qui voulait que cette partition fût le plus possible conforme à la représentation, supprimât, lui aussi, dans son édition, plusieurs de ces morceaux. Heureusement la grande partition n’est pas encore publiée ; j’ai employé un mois à la remettre en ordre en pansant avec soin toutes ses plaies ; elle paraîtra dans son intégrité primitive et absolument telle que je l’ai écrite.

Oh ! voir un ouvrage de cette nature disposé pour la vente, avec les coupures et les arrangements de l’éditeur ! y a-t-il un supplice pareil ! une partition dépecée, à la vitrine du marchand de musique, comme le corps d’un veau sur l’étal d’un boucher, et dont on débite des fragments comme on vend de petits morceaux de mou pour régaler les chats des portières ! !

Malgré les perfectionnements et les corrections que Carvalho leur avait fait subir, les Troyens à Carthage n’eurent que vingt et une représentations. Les recettes qu’ils produisaient ne répondant pas à ce qu’il en avait attendu, Carvalho consentit à résilier l’engagement de madame Charton qui partit pour Madrid : et l’ouvrage, à mon grand soulagement, disparut de l’affiche. Cependant, comme les honoraires que je reçus, pendant ces vingt et une représentations, étaient considérables, étant l’auteur du poëme et de la musique, et comme j’avais vendu la partition de piano à Paris et à Londres, je m’aperçus avec une joie inexprimable que le revenu de la somme totale égalerait à peu près le produit annuel de ma collaboration au Journal des Débats, et je donnai aussitôt ma démission de critique. Enfin, enfin, enfin, après trente ans d’esclavage, me voilà libre ! je n’ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d’indignation à contenir, plus de mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre ! je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n’en plus parler, n’en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu’on cuit dans ces gargotes musicales ! Gloria in excelsis Deo, et, in terra pax hominibus bonæ voluntatis ! !

C’est aux Troyens, au moins que le malheureux feuilletoniste a dû sa délivrance.

Après l’entier achèvement de cet opéra et avant sa représentation, je fis, sur la demande de M. Bénazet[1], l’opéra-comique en deux actes, Béatrice et Bénédict. Il fut joué avec un grand succès et sous ma direction, sur le nouveau théâtre de Bade, le 9 août 1862. Quelques mois après, traduit en allemand par M. Richard Pohl, on le mit en scène à Weimar, et avec le même bonheur, sur la demande de madame la grande-duchesse. Leurs Altesses m’avaient invité à venir en diriger les deux premières représentations, et me comblèrent, comme toujours, de gracieusetés de toute espèce.

  1. Directeur des jeux de Bade.