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puisque je ne voulais pas de la médecine. Je répondis que mon penchant pour la musique était unique et absolu et qu’il m’était impossible de croire que je ne retournasse pas à Paris pour m’y livrer. «Il faut pourtant bien te faire à cette idée, me dit mon père, car tu n’y retourneras jamais !»

À partir de ce moment je tombai dans une taciturnité presque complète, répondant à peine aux questions qui m’étaient adressées, ne mangeant plus, passant une partie de mes journées à errer dans les champs et les bois, et le reste enfermé dans ma chambre. À vrai dire, je n’avais point de projets ; la fermentation sourde de ma pensée et la contrainte que je subissais semblaient avoir entièrement obscurci mon intelligence. Mes fureurs même s’éteignaient, je périssais par défaut d’air.

Un matin de bonne heure, mon père vint me réveiller ! «Lève-toi, me dit-il, et quand tu seras habillé, viens dans mon cabinet, j’ai à te parler !» J’obéis sans pressentir de quoi il s’agissait. L’air de mon père était grave et triste plutôt que sévère. En entrant chez lui, je me préparais néanmoins à soutenir un nouvel assaut, quand ces mots inattendus me bouleversèrent : «Après plusieurs nuits passées sans dormir, j’ai pris mon parti... Je consens à te laisser étudier la musique à Paris... mais pour quelque temps seulement ; et si, après de nouvelles épreuves, elles ne te sont pas favorables, tu me rendras bien la justice de déclarer que j’ai fait tout ce qu’il y avait de raisonnable à faire, et te décideras, je suppose, à prendre une autre voie. Tu sais ce que je pense des poëtes médiocres ; les artistes médiocres dans tous les genres ne valent pas mieux ; et ce serait pour moi un chagrin mortel, une humiliation profonde de te voir confondu dans la foule de ces hommes inutiles !»

Mon père, sans s’en rendre compte, avait montré plus d’indulgence pour les médecins médiocres, qui, tout aussi nombreux que les méchants artistes, sont non-seulement inutiles, mais fort dangereux ! Il en est toujours ainsi, même pour les esprits d’élite ; ils combattent les opinions d’autrui par des raisonnements d’une justesse parfaite, sans s’apercevoir que ces armes à deux tranchants peuvent être également fatales à leurs plus chères idées.

Je n’en attendis pas davantage pour m’élancer au cou de mon père et promettre tout ce qu’il voulait. «En outre, reprit-il, comme la manière de voir de ta mère diffère essentiellement de la mienne à ce sujet, je n’ai pas jugé à propos de lui apprendre ma nouvelle détermination, et pour nous éviter à tous des scènes pénibles, j’exige que tu gardes le silence et partes pour Paris secrètement.» J’eus donc soin, le premier jour, de ne laisser échapper aucune parole imprudente ; mais ce passage d’une tristesse silencieuse et farouche à une joie délirante que je ne prenais pas la peine de déguiser, était trop extraordinaire pour ne pas exciter la curiosité de mes sœurs ; et Nanci, l’aînée, fit tant, me supplia avec de si vives instances de lui en apprendre le motif, que je finis par lui tout