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avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir.» Il n’en fallait pas tant dire pour me décider. De retour à Paris, je commençai à écrire les vers du poëme lyrique des Troyens. Puis je me mis à la partition, et au bout de trois ans et demi de corrections, de changements, d’additions, etc., tout fut terminé. Pendant que je polissais et repolissais cet ouvrage, après avoir lu le poëme en maint endroit, avoir écouté les observations des uns et des autres et en avoir profité de mon mieux, l’idée me vint d’écrire à l’Empereur la lettre suivante.

«Sire,

»Je viens d’achever un grand opéra dont j’ai écrit les paroles et la musique. Malgré la hardiesse et la variété des moyens qui y sont employés, les ressources dont on dispose à Paris peuvent suffire à le représenter[1]. Permettez-moi, Sire, de vous en lire le poëme et de solliciter ensuite pour l’œuvre votre haute protection, si elle a le bonheur de la mériter. Le Théâtre de l’Opéra est en ce moment dirigé par un de mes anciens amis[2], qui professe au sujet de mon style en musique, style qu’il n’a jamais connu et qu’il ne peut apprécier, les opinions les plus étranges ; les deux chefs du service musical placés sous ses ordres sont mes ennemis. Gardez-moi, Sire, de mon ami, et quant à mes ennemis, comme dit le proverbe italien, je m’en garderai moi-même. Si Votre Majesté, après avoir entendu mon poëme, ne le juge pas digne de la représentation, j’accepterai sa décision avec un respect sincère et absolu ; mais je ne puis soumettre mon ouvrage à l’appréciation de gens dont le jugement est obscurci par des préventions et des préjugés, et dont l’opinion, par conséquent, n’est pour moi d’aucune valeur. Ils prendraient le prétexte de l’insuffisance du poëme pour refuser la musique. J’ai été un instant tenté de solliciter la faveur de lire mon livret des Troyens à Votre Majesté, pendant les loisirs que lui laissait son dernier séjour à Plombières ; mais alors la partition n’était pas terminée et j’ai craint, si le résultat de la lecture n’eût pas été favorable, un découragement qui m’eût empêché de l’achever ; et je voulais l’écrire cette grande partition, l’écrire complètement, avec une ardeur constante et les soins et l’amour les plus assidus. Maintenant, viennent le découragement et les chagrins, rien ne peut faire qu’elle n’existe pas. C’est

  1. Le poëme lyrique des Troyens n’était pas encore alors divisé en deux opéras, il n’en formait qu’un dont la durée était de cinq heures.
  2. Alphonse Royer.