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en aucune circonstance allié à cet amour de l’art ; j’ai toujours, au contraire, été prêt à faire toute espèce de sacrifices pour courir à la recherche du beau ou me garantir du contact des mesquines platitudes couronnées par la popularité. On m’offrirait cent mille francs pour certaines œuvres dont le succès est immense, que je refuserais avec colère. Je suis ainsi fait. Il vous sera aisé de tirer les conséquences d’une semblable organisation placée dans un milieu tel qu’était, il y a vingt ans, le monde musical de Paris.

S’il fallait maintenant ici esquisser la contre-partie du tableau, je le pourrais, en prenant mon parti de manquer carrément de modestie. Les sympathies que j’ai rencontrées en France, en Angleterre, en Allemagne et en Russie m’ont consolé de bien des peines. Je pourrais même citer des manifestations d’enthousiasme fort singulières. Ai-je besoin d’attirer votre attention sur l’épisode du royal présent de Paganini et sur la lettre si cordialement artiste qu’il y joignit ?...

Je me bornerai à vous faire connaître un joli mot de Lipinski, le concert-meister du théâtre de Dresde. Je me trouvais, il y a trois ans, dans cette capitale de la Saxe. Après un splendide concert où l’on venait d’exécuter ma légende de la Damnation de Faust, Lipinski me présenta un musicien désireux, disait-il, de me complimenter, mais qui ne savait pas un mot de français. Or, comme je ne sais pas l’allemand, lui, Lipinski, s’offrait pour servir d’interprète, quand l’artiste l’interrompant, s’avance vivement, me prend la main, balbutie quelques mots et éclate en sanglots qu’il ne pouvait plus contenir. Alors Lipinski, se tournant vers moi et me montrant les larmes de son ami : «Vous comprenez !» me dit-il...

Et cet autre encore, un mot antique. À Brunswick, dernièrement, on allait, dans un concert au théâtre, exécuter plusieurs parties de ma symphonie avec chœurs de Roméo et Juliette. Le matin du jour de ce concert, un inconnu[1] assis à côté de moi à la table d’hôte m’apprit qu’il avait fait un long voyage pour venir entendre à Brunswick cette partition.

« — Vous devriez écrire un opéra sur ce sujet, me dit-il, à la manière dont vous l’avez traité en symphonie et dont vous comprenez Shakespeare, vous feriez quelque chose d’inouï, de merveilleux.

— Hélas, monsieur, lui répondis-je, où sont les deux artistes capables de chanter et de jouer les deux rôles principaux ? ils n’existent pas ; et, existassent-ils, grâce aux mœurs musicales et aux usages qui règnent à cette heure dans tous les théâtres lyriques, si je mettais à l’étude un pareil opéra je serais sûr de mourir avant la première représentation.»

Le soir, mon amateur va au concert, et, dans un entr’acte, causant avec

  1. C’était M. le baron de Donop, chambellan du prince de Lippe-Dettmold.