Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/467

Cette page n’a pas encore été corrigée


Des millionnaires, qui abondent à Paris, pas un seul n’aurait l’idée de rien faire pour la grande musique. Nous ne possédons pas une bonne salle de concerts publique ; il ne viendrait en tête à aucun de nos Crésus d’en construire une. L’exemple de Paganini a été perdu, et ce que ce noble artiste fit pour moi restera un trait unique dans l’histoire.

Il faut donc compter seulement sur soi-même quand on est compositeur à Paris, produisant des œuvres sérieuses en dehors du théâtre. Il faut se résigner à des exécutions incomplètes, incertaines, et par suite plus ou moins infidèles, faute de répétitions qu’on ne peut payer[1], à des salles incommodes où les exécutants ni l’auditoire ne peuvent être bien installés, à des entraves de toute espèce suscitées, sans mauvais vouloir, par les théâtres lyriques dont on est obligé d’employer le personnel musical et qui ont nécessairement à veiller aux intérêts de leur répertoire ; il faut subir des spoliations insolentes de la part de MM. les percepteurs du droit des hospices, qui ne tiennent aucun compte des frais d’un concert, et viennent aggraver les pertes de celui qui le donne, en prélevant le huitième de la recette brute ; des appréciations hâtives et nécessairement fausses d’œuvres vastes et complexes entendues dans de pareilles conditions, et rarement plus d’une ou deux fois ; et, en dernière analyse, il faut avoir à dépenser beaucoup de temps et beaucoup d’argent. Sans compter la force d’âme et de volonté qu’on a l’humiliation d’user contre de pareils obstacles. L’artiste le plus puissamment doué de ces qualités, est alors comme un obus chargé qui va droit son chemin, renverse tout ce qu’il rencontre, laisse une trace, il est vrai, mais ne doit pas moins, au terme de sa course, se briser en éclatant. Je ferais pourtant en général, tous les sacrifices possibles. Mais il est des circonstances où cessant d’être généreux, ces sacrifices deviennent éminemment coupables.

Il y a deux ans, au moment où l’état de la santé de ma femme, qui laissait encore alors quelque espoir d’amélioration, m’occasionnait le plus de dépenses, une nuit, j’entendis en songe une symphonie que je rêvais composer. En m’éveillant le lendemain je me rappelai presque tout le premier morceau qui (c’est la seule chose dont je me souvienne) était à deux temps (allegro), en la mineur. Je m’approchais de ma table pour commencer à l’écrire, quand je fis soudain cette réflexion : si j’écris ce morceau, je me laisserai entraîner à composer le reste. L’expansion à laquelle ma pensée tend toujours à se livrer maintenant, peut donner à cette symphonie d’énormes proportions. J’emploierai peut-être

  1. La plus ridicule bamboche théâtrale est répétée au moins pendant un mois presque chaque jour, et j’ai dû produire en public ma symphonie de Roméo et Juliette après quatre répétitions, et tant d’autres ouvrages après deux répétitions seulement.