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pages que je veux écrire encore, j’en aurai dit assez, je pense, pour donner une idée à peu près complète des principaux événements de ma vie et du cercle de sentiments, de travaux et de chagrins dans lequel je suis destiné à tourner... jusqu’à ce que je ne tourne plus.

La route qui me reste à parcourir, si longue qu’on la suppose, doit sûrement ressembler beaucoup à celle que j’ai parcourue ; j’y trouverai partout les mêmes profondes ornières, les mêmes cailloux raboteux, les mêmes terrains défoncés, traversés ça et là par quelque clair ruisseau, ombragés de quelque bosquet paisible, surmontés de quelque roche sublime que je gravirai à grand’peine, pour aller sécher au soleil couchant la froide pluie subie dans la plaine dès le matin.

Les choses et les hommes changent cependant, il est vrai, mais si lentement que ce n’est pas dans le court espace de temps embrassé par une existence humaine que ce changement peut être perceptible. Il me faudrait vivre deux cents ans pour en ressentir le bienfait.

J’ai perdu ma sœur aînée, Nanci. Elle est morte d’un cancer au sein, après six mois d’horribles souffrances qui lui arrachaient nuit et jour des cris déchirants. Mon autre sœur, ma chère Adèle, qui s’était rendue à Grenoble pour la soigner et qui ne l’a pas quittée jusqu’à sa dernière heure, a failli succomber aux fatigues et aux cruelles impressions que lui a causées cette lente agonie.

Et pas un médecin n’a osé avoir l’humanité de mettre fin à ce martyre, en faisant respirer à ma sœur un flacon de chloroforme. On fait cela pour éviter à un patient la douleur d’une opération chirurgicale qui dure un quart de minute, et on s’abstient d’y recourir pour le délivrer d’une torture de six mois. Quand il est prouvé, certain, que nul remède, rien, pas même le temps, ne peut guérir un mal affreux ; quand la mort est évidemment le bien suprême, la délivrance, la joie, le bonheur !...

Mais les lois sont là qui le défendent, et les idées religieuses qui s’y opposent non moins formellement.

Et ma sœur, sans doute, n’eût pas consenti à se délivrer ainsi si on le lui eût proposé. «Il faut que la volonté de Dieu soit faite.» Comme si tout ce qui arrive n’arrivait pas par la volonté de Dieu... et comme si la délivrance de la patiente, par une mort douce et prompte, n’eût pas été aussi bien le résultat de la volonté de Dieu que son exécrable et inutile torture...

Quels non-sens que ces questions de fatalité, de divinité, de libre arbitre, etc. ! ! c’est l’absurde infini ; l’entendement humain y tournoie et ne peut que s’y perdre.

En tout cas, la plus horrible chose de ce monde, pour nous, êtres vivants et sensibles, c’est la souffrance inexorable, ce sont les douleurs sans compensation possible arrivées à ce degré d’intensité ; et il faut être ou barbare ou stupide, ou l’un et l’autre à la fois, pour ne pas employer le moyen sûr et doux dont on