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mon séjour à Vienne, elle causa divers incidents qui méritent d’être racontés. L’éditeur de musique Haslinger donnait une soirée musicale, dans laquelle, entre autres choses, on devait exécuter cette ouverture arrangée pour deux pianos à quatre mains et un phisharmonica.

Quand le tour de ce morceau fut venu dans le concert, je me trouvais auprès d’une porte donnant dans le salon où étaient les cinq exécutants. Ils commencent le premier allegro dans un mouvement beaucoup trop lent. L’andante va tant bien que mal. Mais au moment où ils reprennent l’allégro d’une façon plus traînante encore que la première fois, le sang me monte à la tête, je deviens rouge, cramoisi, et incapable de contenir mon impatience je leur crie : «Mais ce n’est pas le carnaval, c’est le carême, c’est le vendredi saint de Rome que vous jouez là !» Je laisse à penser l’hilarité que cette exclamation excita dans l’auditoire. On ne put rétablir le silence, et l’ouverture s’acheva au milieu des rires et des conversations de l’assemblée, toujours tranquillement et sans que rien parvînt à troubler la paisible allure de mes cinq interprètes.

Quelques jours après, Dreyschock donnant un concert dans la salle du Conservatoire, me pria de diriger l’exécution de cette même ouverture qui figurait dans son programme.

«Je veux vous faire oublier, me dit-il, le Carême de la soirée d’Haslinger.» Il avait engagé tout l’orchestre de Kœrntnerthor. Nous ne fîmes qu’une répétition. Au moment de la commencer, un des premiers violons qui parlait français me dit à l’oreille : «Vous allez voir la différence qu’il y a entre nous et ces petits drôles du théâtre an der Wien» (le théâtre de Pockorny où je donnais mes concerts). Certes, il avait raison. Jamais on n’a exécuté cette ouverture avec plus de feu, de précision, de brio, de turbulence bien réglée. Et quelle sonorité orchestrale ! Quelle harmonie harmonieuse ! Ce pléonasme apparent peut seul rendre mon idée. Aussi le soir du concert, elle éclata comme une poignée de serpenteaux dans un feu d’artifice. Le public la fit recommencer avec des cris, des trépignements qu’on n’entend qu’à Vienne. Dreyschock, dont cet enthousiasme intempestif dérangeait le succès personnel, déchirait ses gants de fureur et disait naïvement : «Si jamais on me rattrape à faire jouer des ouvertures dans mes concerts !...» Il me regardait d’un air courroucé, comme si j’eusse été coupable à son égard d’un indigne procédé. Cette mauvaise humeur comique, je dois le dire bien vite, fut de courte durée, et ne l’empêcha point, quelques semaines après, de se montrer à Prague plein de cordialité à mon égard.

J’ai parlé d’Ernst tout à l’heure. Il était en effet arrivé à Saint-Pétersbourg le même jour que moi. Nous nous rencontrâmes en Russie par hasard, comme nous nous étions déjà trouvés ensemble auparavant à Bruxelles, à Vienne, à Paris ; et comme nous nous sommes depuis lors rencontrés de nouveau en d’autres