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Saint-Denis, à Paris, et un directeur de l’Opéra (de Paris toujours) témoins d’une crise pareille. Tâchez de deviner ce qu’ils comprendront à cet orage d’été éclatant avec ses torrents et ses feux électriques dans le cœur de l’artiste ; à tous ces vagues souvenirs de jeunesse, de premières amours, de ciel bleu d’Italie, refleurissant dans son âme sous les ardents rayons du génie de Shakespeare ; à cette apparition de la Juliette toujours rêvée, toujours cherchée, et jamais obtenue ; à cette révélation de l’infini dans l’amour et dans la douleur ; à cette joie enfin d’avoir éveillé dans le monde mélodique quelques lointains échos des voix de ce ciel de la poésie..... puis mesurez la rondeur de leurs yeux et l’ébahissement de leur bouche... si vous pouvez !... Seulement le premier bourgeois dira : «Ce monsieur est malade, je vais lui envoyer un verre d’eau sucrée.» Et le second : «Il se manière, je vais le recommander au Charivari...»

Pour tout dire, malgré l’accueil chaleureux que fit le public à ma grande symphonie, je crois qu’en somme l’ampleur de ses formes et la solennité triste des scènes finales surtout, le fatiguèrent un peu, et qu’il préféra de beaucoup Faust à Roméo et Juliette. J’en eus la preuve quand nous eûmes annoncé la seconde exécution. Le caissier du théâtre fort satisfait du résultat de la première soirée, m’avoua ses craintes pour la seconde si je ne donnais, en outre de Roméo, au moins deux scènes de Faust. Et je dus suivre son conseil.

Parmi les auditeurs de cette deuxième exécution, se trouvait, m’a-t-on dit, une dame habituée du Théâtre-Italien, qui s’ennuya avec un courage exemplaire. Elle ne pouvait souffrir qu’on la supposât incapable de se plaire à l’audition d’une musique pareille. En sortant de sa loge, toute fière d’y être restée jusqu’à la fin du concert : «C’est une œuvre très-sérieuse, il est vrai, dit-elle, mais parfaitement intelligible. Et dans ce grand effet instrumental de l’introduction, j’ai tout de suite compris qu’on entendait Roméo arrivant dans son cabriolet» ! ! !...

La moins heureuse de mes partitions à Saint-Pétersbourg fut l’ouverture du Carnaval romain. Elle passa presque inaperçue le soir de mon premier concert ; et le comte Michel Wielhorski (un excellent musicien pourtant), m’ayant avoué qu’il n’y comprenait rien, je ne la redonnai plus. On dirait cela à un Viennois qu’il aurait peine à le croire ; mais, comme les drames et les livres, comme les roses et les chardons, les partitions ont leur destin.

J’oubliais de dire qu’à une représentation au bénéfice de Versing, au grand théâtre, je dirigeais aussi l’exécution de ma Symphonie fantastique, et qu’à cette occasion, Damcke, l’habile compositeur, pianiste, chef-d’orchestre et critique, eut l’incroyable complaisance de venir, comme un simple timbalier, sonner sur le piano les deux notes graves (ut-sol) qui représentent le glas funèbre dans le finale de cet ouvrage.

De toutes mes compositions, l’ouverture du Carnaval romain a été longtemps la plus populaire en Autriche, on la jouait partout. Je me souviens que pendant