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Le soleil se montrait déjà sans trop de réserve, mais malgré sa pâleur, dans les villages que la malle traversait, je vis plusieurs fois des enfants nus en chemise, jouer et se rouler sur des monceaux de neige, comme font les nôtres en été sur les meules de foin. Les Russes ont l’enfer au corps.

Aussitôt de retour à Saint-Pétersbourg, je commençai, au grand théâtre, les répétitions chorales de Roméo et Juliette. Quand le projet de monter cet ouvrage eut été accueilli par M. Guédéonoff :

« — Combien de répétitions me donnerez-vous ? dis-je à Son Excellence.

— Combien ? parbleu ! autant que vous en voudrez. On répétera chaque jour, et quand vous viendrez me dire : tout va bien ! on annoncera le concert, mais pas avant.

— À la bonne heure, nous prenons les grands moyens, cela va marcher.» Dans le fait, je l’ai déjà dit, cette symphonie ne peut être rendue, même passablement, si l’on n’en fait pas une étude régulière et suivie, comme d’un opéra qui doit être chanté par cœur. Et voilà pourquoi elle a été rarement exécutée avec autant d’aplomb, de verve et de grandeur qu’à Saint-Pétersbourg.

J’avais un chœur d’hommes colossal, et, pour les soprani et contralti, soixante jeunes femmes douées de voix fraîches et sonores, assez bonnes musiciennes, qu’on avait prises dans le chœur de l’Opéra italien, de l’Opéra allemand et dans l’école des théâtres, espèce de conservatoire où l’on enseigne aux élèves la musique, le français, et les habitudes dramatiques.

Les Capulets répétaient d’un côté, les Montaigus de l’autre, et le Prologue était étudié dans un troisième local. Quand enfin chaque choriste sut presque par cœur sa partie, je réunis les trois chœurs, et l’ensemble de cette masse de voix dans le grand finale fût on ne peut plus satisfaisant. J’avais en outre Versing pour le rôle du père Laurence, Madame Walcker pour les strophes du contralto dans le prologue et Holland (un spirituel acteur qui dit le débit musical avec une rare intelligence) pour le scherzetto de la Fée Mab. C’était impérialement organisé ; l’exécution devait être, et elle fut merveilleuse. Je me la rappelle comme une des grandes joies de ma vie. De plus j’étais si bien disposé ce jour-là, qu’en dirigeant j’eus le bonheur de ne pas faire une faute, ce qui m’arrivait alors rarement. Le grand théâtre était plein ; les uniformes, les épaulettes, les casques, les diamants étincelaient, ruisselaient de toutes parts. On me rappela je ne sais combien de fois. Mais je ne faisais pas grande attention, je l’avoue, au public, ce jour-là ; et l’impression de ce divin poëme shakespearien que je me chantais à moi-même, fut telle qu’après le finale je courus tout frémissant me réfugier dans une chambre du théâtre, où quelques instants après Ernst me trouva pleurant à flots : «Ah ! me dit-il, les nerfs ! je connais cela !» Et s’approchant de moi, il me soutint la tête, et me laissa pleurer comme une fille hystérique, pendant un grand quart d’heure. Figurez-vous un bourgeois de la rue