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exécutant ; simplicité d’artiste dont les virtuoses n’ont garde en général de se rendre coupables en pareil cas.

J’eus maille à partir avec la censure, à propos du programme de mon concert et de ce couplet de la chanson latine des étudiants dans Faust :

«Nobis subridente lunâ, per urbem quærentes puellas eamus, uteras fortunati Cæsares dicamus : Veni, vidi, vici.»

(Pendant que la lune nous sourit, allons par la ville, cherchant les jeunes filles, pour que demain, heureux Césars, nous disions : Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu[1].)

M. le censeur déclara ne pouvoir autoriser l’impression d’une chanson aussi scandaleuse. J’eus beau lui dire que le livret entier de Faust avait été censuré à Saint-Pétersbourg et lui en présenter un exemplaire revêtu de l’approbation officielle, il me répondit avec humeur : «M. le censeur de Saint-Pétersbourg fait ce qui lui convient, et je ne suis pas tenu de l’imiter. Le passage en question est immoral, il doit être supprimé.» Et il le fut... dans le livret. Je n’allais pas, on peut le croire, couper un membre à ma partition pour faire œuvre pudibonde, c’eût été là une vraie immoralité. On chanta donc néanmoins au concert le couplet prohibé, mais de telle sorte que personne ne le comprit.

Et voilà pourquoi la population de Moscou est demeurée la plus morale de l’univers, et comment la nuit, malgré tous les sourires de la lune, les étudiants ne courent pas la ville, cherchant les jeunes filles... en hiver.

Il y a à Moscou plusieurs amateurs de musique distingués et des professeurs d’un remarquable talent ; parmi lesquels, à côté de ceux que j’ai déjà nommés, je citerai M. Graziani, fils aîné de l’un des meilleurs de notre ancien Opéra italien de Paris.

Dans une magnifique institution de jeunes demoiselles, placées directement sous le patronage de l’Impératrice, les élèves reçoivent comme complément de leur éducation, une instruction musicale solide et même un peu grave. Trois des meilleures pianistes, m’y firent entendre un vieux triple concerto en ré mineur pour le clavecin, de ***, ce qui est fort grave, on en conviendra. Et pourtant

  1. En 1854 un critique de Dresde a protesté solennellement contre cette chanson, assurant que les étudiants allemands étaient des jeunes gens de bonnes mœurs, incapables de courir les grisettes au clair de lune. Ce même homme naïf, dans le même article, ne m’accusait-il pas de calomnier Méphistophélès, en le faisant tromper Faust. «Le Méphistophélès allemand, disait-il, est honnête et il remplit les clauses du traité qu’il a fait signer à Faust ; tandis que dans l’ouvrage de M. Berlioz, il conduit Faust à l’abîme en lui faisant croire qu’il le mène à la prison de Marguerite. C’est une indignité !...» N’est-ce pas, que c’est indigne... de ma part ?... ainsi me voilà convaincu d’avoir calomnié l’esprit du mal et du mensonge, d’être pire qu’un démon, de ne pas valoir le diable.

    Cette charmante critique a fait la joie de la ville de Dresde pendant longtemps, et je crois qu’on en rit encore à l’heure qu’il est.