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L’immense théâtre était vide (est-il jamais plein ?... j’en doute) et la scène représentait presque constamment des bois de sapins pleins de neige, des steppes couverts de neige, des hommes blancs de neige. Je grelotte encore en y pensant. Il y a de fort élégantes et de fort originales mélodies dans cet ouvrage, mais je dus presque les deviner, tant l’exécution en était imparfaite. Au reste, il paraît que les études se font d’une étrange manière dans ce théâtre, malgré le zèle et le savoir musical de son directeur, M. Verstowski. Je m’en aperçus quand il fut question de répéter les chœurs des deux premiers actes de Faust qui figuraient dans mon programme.

M’étant rendu dans un salon, où se faisaient d’ordinaire les études chorales, j’y trouvai une soixantaine d’hommes et de femmes groupés debout en silence, mais sans maître de chant, sans accompagnateur, et même sans piano.

« — Eh bien, où est le piano ? dis-je, où est le pianiste ?

— On ne s’en sert pas ici pour apprendre les chœurs, me répondit-on. On étudie sans accompagnement, à volonté.

— Diable ! quels musiciens ! vos choristes sont donc les premiers lecteurs du monde ?

— Oh, non ! certes, mais c’est l’usage, et on fait comme on peut.

— Ah ça ! c’est une plaisanterie !... Veuillez faire apporter un piano, j’y tiens ; on me passera cette exigence, je suis étranger. Nous trouverons bien ensuite un accompagnateur ; au besoin, je saurai même frapper quelques accords pour guider et soutenir les voix, et ce sera toujours mieux que rien.» Au grand étonnement des choristes, le piano arriva. M. Genista, excellent professeur allemand qui, par hasard se trouvait là, ayant bien voulu accepter la tâche d’accompagnateur, nous parvînmes à déchiffrer les chœurs de Faust, qui, au bout de quelques séances semblables, furent appris tant bien que mal. Ma foi, s’il est vrai que ces choristes parviennent ainsi seuls, à force de tâtonnements, d’ânonnements, de temps et de résignation, à savoir des opéras entiers, il faut supposer les Russes doués de facultés particulières, dont les autres peuples ne soupçonnent pas l’existence. Ils chantèrent encore en allemand, comme avaient fait leurs confrères de Saint-Pétersbourg. Mais les soli de Faust et de Méphistophélès dont MM. Léonoff et Slavik (deux chanteurs russes) avaient eu la bonté de se charger, furent chantés l’un et l’autre en français... du nord. C’était un progrès, les deux héros du drame dialoguaient au moins dans le même idiome. M. Grassi, violoniste sarde établi en Russie, me fut, ainsi que M. Marcou dont j’ai parlé, d’un grand secours pour l’organisation de ce concert, et Max Bohrer, le célèbre violoncelliste, arrivé à Moscou en même temps que moi, s’offrit cordialement à jouer dans mon orchestre. Gracieuseté précieuse, vu le petit nombre de violoncellistes dont je disposais, et la valeur d’un pareil