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pas. Aussi un compositeur !... un homme qui ne joue de rien !... un bon à rien !... Et pourtant, dans d’autres parties de la société, dans la classe moyenne surtout, que d’individus plus ou moins mal doués, dont cette carrière ardue, presque impraticable, est le rêve le plus cher !

Si la persistance de la vocation musicale dans certaines familles d’artistes s’explique tout naturellement par l’influence de l’éducation et de l’exemple, par les facilités que trouvent les enfants à parcourir une route déjà tracée par leurs parents, et même par des dispositions naturelles, qui se transmettent aussi quelquefois, comme les traits du visage, de génération en génération, on ne sait, en revanche, comment expliquer les singulières fantaisies qui tombent de la lune dans la tête d’une foule de jeunes gens.

Sans parler de ces amateurs qui s’obstinent à prendre, à un prix exorbitant, des leçons inutiles, pour vaincre une organisation barbare sur laquelle la patience et le talent des plus savants maîtres ne peuvent rien ; ni de ces songe-creux persuadés que l’on peut apprendre la musique par le raisonnement seul, comme on apprend les mathématiques ; sans tenir compte non plus de ces dignes pères qui ont l’idée de faire leur fils colonel ou grand compositeur, on rencontre de bien tristes exemples de mélomanie chez des êtres que tout semblait devoir garantir des atteintes de cette maladie mentale.

Je n’en veux citer que deux qu’il m’a été donné d’observer ; c’étaient, je le crains, des cas de mélomanie incurables. L’un de ces malades est Français, l’autre est Russe.

J’étais seul un jour à Paris et fort préoccupé, quand le premier vint frapper à la porte de mon cabinet. Je fis entrer. Un jeune homme de dix-huit ans s’avança tout essoufflé et doublement ému de l’idée qu’il couvait et d’une course violente.

« — Monsieur, lui dis-je, donnez-vous la peine de vous asseoir.

— Ce n’est rien... je suis un peu... Je viens... (puis, partant comme un coup de pistolet) : Monsieur, j’ai fait un héritage !

— Un héritage ? je vous en félicite.

— Oui, j’ai fait un héritage, et je viens vous demander si je ferais bien de l’employer à me faire compositeur ?

— (J’ouvre des yeux...) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. Mon Dieu ! monsieur, vous me supposez une perspicacité extraordinaire ; les pronostics basés sur des œuvres même assez importantes sont souvent bien trompeurs. Cependant, si vous m’avez apporté quelque partition...

— Non, je n’ai pas apporté de partition ; mais je travaillerai bien, vous verrez, j’ai tant de goût pour la musique !

— Vous avez déjà écrit quelque chose, sans doute, un fragment de symphonie, une ouverture, une cantate ?...

— Une ouverture ?... n... n... non ; je n’ai pas fait de cantate non plus.