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d’avoir fait un long voyage que l’obstacle le plus singulier et le plus imprévu allait rendre inutile. Un artiste français, M. Marcou, établi à Moscou depuis longtemps, se prit à rire au récit que je lui fis de ma déconvenue ; mais comme il connaissait le grand maréchal, il me proposa de m’accompagner chez lui et de tenter avec moi un nouvel assaut le lendemain. Seconde visite, second refus ; inutiles explications données par mon compatriote ; le grand maréchal secoue sa tête blanche et reste inexorable. Pourtant, craignant de ne pas parler assez bien le français, et dans le cas où il aurait mal compris quelque terme de ma proposition, il va chercher sa femme. Madame la maréchale, dont l’âge est presque aussi respectable que celui de son mari, mais dont les traits expriment moins de bienveillance, arrive, me regarde, m’écoute, et coupe court à la discussion en me disant en français très-rapide, très-clair et très-net :

— «Nous ne pouvons ni ne voulons contrevenir aux règlements de l’assemblée. Si nous vous prêtons la salle, vous jouerez un solo instrumental à notre prochaine réunion. Si vous ne voulez pas le jouer, on ne vous la prêtera pas.

— Mon Dieu, madame la maréchale, j’ai possédé autrefois un assez joli talent sur le flageolet, sur la flûte et sur la guitare ; choisissez celui de ces trois instruments sur lequel j’aurai à me faire entendre. Mais, comme il y a près de vingt-cinq ans que je n’ai touché ni l’un, ni les autres, je dois vous prévenir que j’en jouerai fort mal. Et, tenez, si vous vouliez vous contenter d’un solo de tambour, je m’en tirerais mieux très-probablement.»

Heureusement, un officier supérieur était entré dans le salon pendant cette scène ; bientôt mis au fait de la difficulté, il me prit à part et me dit :

« — N’insistez pas, monsieur Berlioz, la discussion deviendrait un peu désagréable pour notre digne maréchal. Veuillez m’envoyer demain votre demande par écrit et tout s’arrangera, j’en fais mon affaire.»

Je suivis ce conseil, et, grâce à l’obligeant colonel, on fit pour cette fois seulement une infraction au règlement ; mon concert put avoir lieu, et je ne fus obligé de jouer à la réunion des nobles ni de la flûte, ni du tambour. Ils l’ont parbleu échappée belle, car plutôt que de repasser le Volga sans donner mon concert, j’étais décidé à jouer du galoubet s’il l’eût fallu. Il ne résulta pas moins pour moi du singulier règlement du club de la noblesse moscovite, règlement dont je n’avais malheureusement pas entendu parler à Saint-Pétersbourg, une perte d’argent assez importante ; car, après ce concert, annoncé comme le seul que je me proposais de donner, un grand nombre d’amateurs sautèrent sur l’estrade de l’orchestre en criant : «Encore un ! encore un ! vous ne pouvez pas partir ainsi !» Or, si j’en eusse donné un second, il m’eût rapporté peut-être plus que le précédent. Mais je n’avais point de salle ; en m’accordant celle de l’assemblée des nobles la clause était formelle, on n’avait fait exception aux usages que pour une fois, en faveur de mon ignorance du règlement, et à condition que je n’y reviendrais