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J’ai été presque insulté un jour à Breslau par un bon père de famille qui voulait absolument me contraindre à donner à son fils des leçons de violon. J’avais beau protester que ce serait le plus grand des hasards si je savais jouer de cet instrument, n’ayant jamais touché un archet de ma vie ; il prenait pour fausse monnaie toutes mes paroles et n’y voulait voir qu’une sorte de grossière mystification :

— «Monsieur, vous croyez parler au célèbre violoniste de Bériot, dont le nom en effet ressemble beaucoup au mien.

— Monsieur, je viens de lire votre affiche, vous donnez un concert dans la salle de l’Université après demain, ainsi...

— Oui, monsieur, je donne un concert, mais je n’y joue pas du violon.

— Qu’y faites-vous donc ?

— J’y fais jouer du violon, je dirige l’orchestre ; enfin allez-y, vous le verrez.»

Mon homme garda sa colère jusqu’au lendemain, et ce ne fut qu’en sortant du concert et à force de réflexions qu’il put se rendre compte de la manière dont un musicien pouvait se produire en public sans figurer lui-même comme exécutant.

À Moscou, une méprise du même genre fut sur le point d’avoir pour moi de graves conséquences. La salle de l’assemblée de la noblesse pouvait seule convenir pour donner mon concert. Voulant en obtenir la disposition, je me fais conduire chez le grand maréchal du palais de l’assemblée, respectable vieillard de quatre-vingts ans, et lui expose l’objet de ma visite.

« — De quel instrument jouez-vous ? me dit-il tout d’abord.

— Je ne joue d’aucun instrument.

— En ce cas, comment vous y prenez-vous pour donner un concert ?

— Je fais exécuter mes compositions et je dirige l’orchestre.

— Ah ! ah ! voilà qui est original ; je n’ai jamais entendu parler de concerts semblables. Je vous prêterai volontiers notre grande salle ; mais, comme vous le savez sans doute, tout artiste à qui nous permettons d’en disposer doit, en retour, s’y faire entendre, après son concert, à l’une des réunions privées de la noblesse.

— L’assemblée a donc un orchestre qu’elle mettra à mes ordres pour exécuter ma musique ?

— Point du tout.

— Pourtant, comment la faire entendre ? On n’exige pas sans doute que je dépense trois mille francs pour payer les musiciens nécessaires à l’exécution d’une de mes symphonies dans le concert privé de l’assemblée ? Ce serait un loyer de salle bien cher.

— Alors je suis fâché, monsieur, de vous refuser ; je ne puis faire autrement.»

Et me voilà obligé de m’en retourner avec cette étrange réponse, et la perspective