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Ce rare écrivain, cet incomparable anatomiste du cœur de la société française de notre époque, fut, on le pense bien, pour M. Nernst et pour moi un sujet fécond de conversation. M. Nernst me donna sur de Balzac, sur ses espérances de mariage et sur ses affections en Gallicie, des détails qui m’intéressèrent vivement. Il est au reste, du petit nombre d’étrangers à qui il est permis d’admirer de Balzac avec passion, car il sait le français au point de pouvoir comprendre sa prose. Je me souviens qu’à mon retour en France, comme je racontais dans ma famille cet épisode de mon voyage, à l’exclamation de rien que ça ! échappée à M. Nernst en m’entendant nommer, mon père partit d’un éclat de rire. Il était pourtant alors déjà bien affaibli, bien souffrant et bien triste. Mais l’orgueil naïf, que lui causait, en dépit de toute sa philosophie, cette preuve originale de la célébrité de son fils, se décelait ainsi presque malgré lui.

« — Rien que ça ! répétait-il, en redoublant de rires. C’est à Tilsitt, dis-tu ?

— Oui, sur le bord du Niémen, à l’extrême frontière de la Prusse.

— Rien que ça !»

Et ses rires recommençaient.

Après quelques heures de repos ainsi employées à Tilsitt, muni des instructions de M. Nernst et réchauffé par quelques verres d’un excellent curaçao qu’il ne se lassait pas de m’offrir, j’entrepris la partie la plus pénible du voyage. Une voiture de poste me conduisit jusque sur la frontière russe, à Taurogen ; là il fallut m’enfermer dans un traîneau de fer que je ne devais plus quitter jusqu’à Saint-Pétersbourg, et où j’allais éprouver pendant quatre rudes journées et autant d’effroyables nuits des tourments dont je ne soupçonnais pas l’existence.

En effet, dans cette boîte métallique hermétiquement fermée, où la poussière de neige parvient à s’introduire néanmoins et vous blanchit la figure, on est presque sans cesse secoué avec violence, comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu’on nettoie. De là force contusions à la tête et aux membres, causées par les chocs qu’on reçoit à chaque instant des parois du traîneau. De plus on y est pris d’envies de vomir et d’un malaise que je crois pouvoir appeler le mal de neige à cause de sa ressemblance avec le mal de mer.

On croit généralement dans nos climats tempérés que les traîneaux russes, emportés par de rapides chevaux, glissent sur la neige comme ils feraient sur la glace d’un lac ; on se fait en conséquence une idée charmante de cette manière de voyager. Or, voici la vérité là-dessus : quand on a le bonheur de rencontrer un terrain uni, couvert d’une neige vierge ou battue partout également, le traîneau court en effet d’une façon rapide et parfaitement horizontale. Mais on ne trouve pas deux lieues sur cent de chemin pareil. Tout le reste, bouleversé, creusé de petites vallées transversales par les chariots des paysans