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Dès le jour suivant, en effet, après avoir fait connaissance avec les autorités musicales de la ville, nous commençâmes les préparatifs de mon premier concert. M. Ambros me présenta au directeur du Conservatoire, M. Kittl ; celui-ci fut mon introducteur auprès des frères Scraub, les maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, et auprès du concert-meister, M. Mildner. Puis vint le tour des chanteurs, des journalistes, des amateurs principaux ; et quand toutes ces visites furent faites :

« — Si vous me présentiez maintenant la ville, dis-je à M. Ambros : j’aperçois une montagne littéralement couverte d’édifices monumentaux, et, contre mon ordinaire, je me sens extrêmement curieux de voir tout cela de près.

— Allons-y, répond l’obligeant docteur.»

C’est peut-être la seule fois que je n’aie pas regretté ma peine, après une pareille ascension. (J’excepte celle du Vésuve, bien entendu ; et je n’ai pas vu l’Etna.) Plaisanterie à part, la montée est rude : mais quelles merveilles que cette succession continue de temples, de palais, de créneaux, de clochers, de tourelles, de colonnades, de vastes cours et d’arceaux ! Quelle vue du haut de cette montagne brodée de marbre ! D’un côté, une forêt descend jusqu’à une assez vaste plaine ; de l’autre, un torrent de maisons va se jeter à gros bouillons fumeux dans la Moldau qui traverse majestueusement la ville, au bruit des moulins et des ateliers divers qu’elle met en action, franchit une barre que l’industrie bohême lui a imposée pour modifier sur ce point la direction de ses eaux, laisse derrière elle deux petites îles, et va se perdre au loin, à travers les sinuosités de collines d’un ton rouge et chaud qui semblent la conduire avec sollicitude jusqu’à l’horizon.

« — Voilà l’île des Chasseurs, me dit mon guide, ainsi nommée sans doute parce qu’on n’y trouve pas de gibier. Derrière elle, en remontant le fleuve, vous apercevez l’île de Sophie, au centre de laquelle se trouve la salle de Sophie où vous allez donner votre concert, et qui est consacrée presque exclusivement aux séances de l’Académie de chant, l’Académie de Sophie.

— Et quelle est cette Sophie, dans la salle de l’Académie de l’île de laquelle je vais avoir l’honneur de donner mon concert ? Est-ce une nymphe de la Moldau, l’héroïne de quelque roman dont cette île fut le théâtre, ou tout simplement une blanchisseuse aux mains rouges et gercées, qui, Calypso nouvelle, y aurait fait retentir ses chants et le bruit de ses battoirs ?

— Votre dernière supposition est, je crois, la plus probable. Pourtant la tradition ne dit pas qu’elle ait eu les mains gercées...

— Ah ! docteur, vous m’avez l’air d’avoir joué auprès de Sophie le rôle d’Ulysse ! Y a-t-il une Eucharis ? Voyons, je me propose pour être Télémaque, et aller à votre recherche dans l’île de Calypso.»

La rougeur du docteur fut sa seule réponse, je vis qu’il ne fallait pas faire