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et possède un mécanisme de mouvement parfaitement clair et précis : enfin c’est un organisateur ingénieux et infatigable ne plaignant ni son temps, ni sa peine aux répétitions, et qui sait ce qu’il fait parce qu’il ne fait que ce qu’il sait. De là les dispositions morales et matérielles excellentes, la confiance, la soumission, la patience, et enfin l’assurance merveilleuse et l’unité d’action de l’orchestre de Kerntnerthor.

Les concerts spirituels que Nicolaï organise et dirige tous les ans dans la salle des Redoutes, font le digne pendant de nos concerts du Conservatoire de Paris. C’est là que j’entendis la scène d’Obéron dont je vous ai parlé dans ma lettre précédente, avec l’air d’Iphigénie en Tauride : «Unis dès la plus tendre enfance», assez tristement chanté par Erl, une belle symphonie de Nicolaï, et la merveilleuse, l’incomparable symphonie en si bémol de Beethoven. Tout cela fut exécuté avec cette fidélité chaleureuse, ce fini dans les détails et cette puissance d’ensemble qui font, pour moi du moins, d’un pareil orchestre ainsi dirigé, le plus beau produit de l’art moderne et la plus véritable représentation de ce que nous appelons la musique aujourd’hui.

C’est dans cette grande et belle salle des Redoutes que Beethoven faisait entendre, il y a trente ans, ses chefs-d’œuvre adorés maintenant de toute l’Europe, et accueillis alors des Viennois avec le plus mortel dédain. M. le comte Michel Wielhorski m’a dit y avoir assisté, en 1820, et lui cinquantième, à l’exécution de la symphonie en la ! ! ! Les Viennois se pressaient alors aux représentations des opéras de Salieri !... Pauvres petits hommes, à qui un colosse était né !... Ils aimaient mieux les nains.

Vous concevrez, mon cher Humbert, que les jambes m’aient tremblé quand je suis monté pour la première fois sur cette estrade où s’appuya naguère son pied puissant. Rien n’y est changé depuis Beethoven, le pupitre-chef dont je me servais fut le sien : voilà la place occupée par le piano sur lequel il improvisait ; cet escalier conduisant au foyer des artistes est celui par lequel il redescendait quand, après l’exécution de ses immortels poëmes, quelques enthousiastes clairvoyants se donnaient la joie de le rappeler en l’applaudissant avec transports, au grand étonnement des autres auditeurs, amenés là par une curiosité désœuvrée, et qui ne voyaient, dans les sublimes élans de son génie, que les mouvements convulsifs et les brutales excentricités d’une imagination en délire. Quelques-uns approuvaient tout bas les enthousiastes, mais n’osaient se joindre à eux. Ils ne voulaient pas heurter de front l’opinion publique. Il fallait attendre. Et cependant, Beethoven souffrait. Sous combien de Ponce-Pilate ce Christ a-t-il ainsi été crucifié ! ! !

La vaste salle des Redoutes est très-belle pour la musique. C’est un parallélogramme, mais ses angles ne produisent pas d’échos. Il n’y a qu’un parquet et une galerie. Ce fut dans un des concerts que j’y donnais que le célèbre chanteur