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pas être plus royaliste que le roi !» On pourrait dire à Staudigl : Il ne faut pas vouloir être plus musicien que la musique. L’air en ré majeur de la Création qu’il chanta au concert du Manége enthousiasma tout l’auditoire, et Staudigl, déjà sur le point de sortir de la salle où sa présence après son air n’était plus nécessaire, se vit forcé d’y rentrer pour le recommencer. Staudigl est à la fois premier sujet et régisseur du théâtre de la Vienne, que dirige avec autant de talent que de probité M. Pockorny. Sa magnifique voix de basse, malgré la beauté exquise de son timbre, n’est pas de ces voix délicates qui exigent des précautions hygiéniques et un régime particulier chez les artistes qui en sont doués : loin de là, Staudigl se permet, aux époques les plus rigoureuses de l’hiver, de chasser dans la neige des journées entières, le col nu, suivant son habitude, et revient le soir chanter Bertram, Marcel ou Gaspard sans le moindre embarras vocal. Ce théâtre de la Vienne, ainsi appelé parce qu’il se trouve sur le bord de la petite rivière de ce nom, est ouvert depuis trois ans à peine, et déjà il marche de façon à donner à son rival, celui de Kerntnerthor, de graves embarras ; c’est vers lui que se dirigent presque tous les artistes célèbres qui veulent se faire entendre à Vienne ; c’est sur ce théâtre que débutèrent Pischek pendant l’hiver de 1846, et Jenny Lind quelque temps après. Et Dieu sait la furie d’enthousiasme qu’ils y excitèrent l’un et l’autre, et les recettes fabuleuses qu’ils y ont fait faire.

Le chœur, sans être très-nombreux a beaucoup de force ; il est presque entièrement composé de jeunes sujets, hommes et femmes, dont les voix sont fraîches et d’un beau timbre. Ils ne sont pas tous très-bons lecteurs. L’orchestre, qu’on avait fort calomnié auprès de moi, dès mon arrivée, ne saurait être mis sans doute à la hauteur de celui du théâtre de Kerntnerthor, dont je parlerai bientôt, mais il marche bien cependant, et les jeunes artistes qui le composent sont pleins de cette chaleur et de cette bonne volonté qui, dans l’occasion enfantent des miracles. J’ai remarqué dans la troupe chantante, une femme d’un talent précieux pour les rôles tendres et passionnés, dont j’ai le regret de ne pouvoir citer le nom, qui m’échappe malgré tous mes efforts pour le retrouver. Elle excellait dans le rôle d’Agathe du Freyschütz.

Je dois citer en outre mademoiselle Treffs, cantatrice gracieuse, et mademoiselle Marra, prima donna, dont le talent a tout à la fois de l’éclat et de la gentillesse, dont la voix est brillante et légère, quoique rebelle à certaines vocalises, mais qui, par malheur, est très-peu musicienne, et commet en conséquence, parfois, de graves erreurs de mesure, capables de mettre en désarroi un morceau d’ensemble, malgré toute la sagacité et la prestesse des chefs d’orchestre. Mademoiselle Marra excelle dans la Lucie de Donizetti ; elle vient d’obtenir cet hiver encore de beaux succès dans le nord de l’Allemagne et dans quelques villes de Russie.

Mais les ténors ! les ténors ! voilà le côté faible du théâtre de la Vienne comme