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arrivai, et qu’obligé de séjourner deux jours dans cette grande petite ville, j’eus ensuite le crève-cœur d’être brouetté lourdement le long des bords du Danube jusqu’à Lintz, au lieu de descendre rapidement le cours du fleuve emporté par un nuage. Combien de siècles séparent ces deux manières de voyager ? En quittant Ratisbonne, je pouvais me croire contemporain de Frédéric Barberousse ; à Lintz, en mettant le pied sur le pont d’un élégant et rapide navire à vapeur, je me retrouvais en 1845. Le nom de ces deux villes me rappelle une observation que j’ai faite souvent sur la sotte manie que nous avons en Europe de dénaturer ou de changer les noms de certaines villes en les faisant passer d’une langue dans une autre. Par exemple, disons-nous Londres au lieu de London, et quel besoin ont les Italiens de dire Parigi au lieu de Paris ? J’avais dans ce voyage une carte d’Allemagne que je consultais souvent : j’y trouvais bien Lintz, parce que nous avons la bonté, en France, de prononcer et d’écrire ce nom comme les Allemands, mais je ne pus jamais découvrir Ratisbonne, par la raison bien simple que ce nom est de notre composition et n’offre aucun rapport avec Regensburg, véritable dénomination de la ville que je cherchais. Nous faisons à certains noms, et des plus difficiles à prononcer, l’honneur de les conserver, et nous en dénaturons d’autres sans savoir pourquoi. Nous disons les noms de Stuttgard, de Karlsruhe, de Darmstadt, du royaume de Wurtemberg, comme ceux qui les ont inventés, et l’instant d’après, au lieu de Baiern, nous dirons Bavière, au lieu de Munchen, Munich, au lieu de Donau, Danube ! Mais au moins y a-t-il quelque analogie éloignée entre ces traductions françaises et les mots originaux, tandis qu’il n’en existe aucune entre Regensburg et Ratisbonne. Nous trouverions cependant passablement absurdes les Allemands, s’ils s’étaient avisés d’appeler Lyon Mittenberg et Paris Triffenstein.

En débarquant à Vienne, j’eus tout de suite une idée de la passion des Autrichiens pour la musique : l’un des douaniers en examinant les ballots et les malles qui sortaient du bateau à vapeur, aperçut mon nom et s’écria aussitôt (en français bien entendu) :

« — Où est-il ? où est-il ?

— C’est moi, monsieur.

— Oh ! mon Dieu ! monsieur Berlioz, que vous est-il donc arrivé ? Depuis huit jours nous vous attendions : tous nos journaux ont annoncé votre départ de Paris et vos prochains concerts à Vienne. Nous étions fort inquiets de ne pas vous voir.»

Je remerciai de mon mieux l’honnête douanier, en me disant à part moi que j’étais bien sûr de ne jamais donner d’inquiétudes pareilles aux préposés de l’octroi des portes de Paris.

J’étais à peine installé dans cette joyeuse cité de Vienne, que je fus invité à