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Paris me paraît triste et morne, depuis ce dernier voyage surtout ! Et que j’envie, pendant ces ardeurs caniculaires, vos rêveries parfumées sous les grands bois d’orangers de l’île de Sardaigne, et les concerts nocturnes de la Méditerranée, et même les chansons naïves de vos laboureurs sardes, Africains d’Europe, hommes antiques du temps présent ! Non nobis Deus hæc otia fecit.

Je retrouve notre capitale préoccupée avant tout des intérêts matériels, inattentive et indifférente à ce qui passionne les poëtes et les artistes, amoureuse du scandale et de la raillerie, riant d’un rire strident et sec aux occasions qu’elle a de satisfaire cet amour étrange ; je retrouve la puanteur de ses infernales chaudières d’asphalte, tempérée par les âcres parfums de ses mauvais cigares de la régie, ses figures ennuyées, ses visages ennuyeux, ses artistes découragés, ses hommes d’esprit fatigués, ses imbéciles fourmillant, ses théâtres exténués, affamés, mourants ou morts ; le même orgue de Barbarie vient comme autrefois à la même heure me jouer le même air de Barbarie, j’entends émettre et soutenir les mêmes opinions de Barbarie, prôner les mêmes œuvres et les mêmes hommes de Barbarie.

En somme, tout cela me paraît former un ensemble assez triste, et d’ailleurs je ne suis pas dans une disposition d’esprit qui puisse me le montrer sous les couleurs de l’arc-en-ciel. Vous souvenez-vous des mélancolies désolantes dont nous étions affectés dans notre adolescence, le lendemain des bals ou des fêtes quelconques auxquels nous avions assisté ? Un certain malaise de l’âme, une souffrance vague du cœur, un chagrin sans objet, des regrets sans cause, des aspirations ardentes vers l’inconnu, une inquiétude inexprimable de l’être tout entier, c’est ce que nous éprouvions. J’ai honte de l’avouer, mais c’est ce que j’éprouve. Je suis comme au lendemain d’une fête, que m’auraient donnée les étrangers. Les grands orchestres, les grands chœurs dévoués, ardents, chaleureux, que je dirigeais chaque jour avec tant de joie, me manquent ; ce beau public, si courtois, si brillant, si attentif et si enthousiaste me manque ; ces rudes émotions des grands concerts où, en dirigeant, l’on parle soi-même à la foule par les mille voix de l’orchestre et des chœurs, me manquent ; cette étude des impressions diverses que produisent sur un auditoire sans préventions les tentatives récentes de l’art moderne, me manque ; en un mot j’éprouve un tel malaise de cette immobilité après tant de clameurs harmonieuses, que je n’ai qu’une idée depuis mon retour, idée qui m’obsède et que je repousse jour et nuit, celle de m’embarquer sur un navire au long cours et de faire le tour du monde. Et précisément, comme si le hasard voulait conspirer aussi contre mes bonnes résolutions, ne m’envoie-t-il pas avant-hier la tentation de l’exemple, en me faisant rencontrer un de nos anciens amis, Halma le virtuose, qui arrive tout droit de Canton ! Vous jugez si je l’ai questionné sur la Chine, sur les îles