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établie, et l’on ne peut plus maintenant chanter une romance de Bérat ou de mademoiselle Puget, dans un lieu public, sans une autorisation émanée du ministère de l’intérieur et visée par un commissaire de police.

Je venais de terminer cette folle entreprise, que je me garderais de tenter aujourd’hui, quand mon ancien maître d’anatomie, mon excellent ami, le docteur Amussat, vint me voir. Il recula d’un pas en m’apercevant.

« — Ah çà ! qu’avez-vous, Berlioz ? vous êtes jaune comme un vieux parchemin, tous vos traits portent l’expression d’une fatigue et d’une irritation extraordinaires.

— Vous parlez d’irritation, lui dis-je ; quel sujet aurais-je donc d’être irrité ? Vous avez assisté au festival, vous savez comment tout s’y est passé : j’ai eu le plaisir de payer quatre mille francs à MM. les percepteurs du droit des hospices, il m’est resté huit cents francs ; de quoi me plaindrais-je ? Tout n’est-il pas dans l’ordre ?»

(Amussat me tâtant le pouls) :

« — Mon cher, vous allez avoir une fièvre typhoïde. Il faudrait vous saigner.

— Eh bien, n’attendons pas à demain, saignez-moi !»

Je quitte aussitôt mon habit, Amussat me saigne largement et me dit.

« — Maintenant, faites-moi le plaisir de quitter Paris au plus vite. Allez à Hyères, à Cannes, à Nice, où vous voudrez, mais allez dans le midi respirer l’air de la mer, et ne pensez plus à toutes ces choses qui vous enflamment le sang et exaltent votre système nerveux déjà si irritable. Adieu, il n’y a pas à hésiter.»

Je suivis son conseil ; j’allai passer un mois à Nice, grâce aux huit cents francs que le festival m’avait rapportés, et pour réparer autant que possible le mal qu’il avait fait à ma santé.

Je ne revis pas sans émotion les lieux où je m’étais trouvé treize ans auparavant, lors d’une autre convalescence, au début de mon voyage d’Italie... Je nageai beaucoup dans la mer ; je fis de nombreuses excursions aux environs de Nice, à Villefranche, à Beaulieu, à Cimiès, au Phare. Je recommençai mes explorations des rochers de la côte, où je retrouvai, toujours dormant au soleil, de vieux canons de ma connaissance ; je revis des anses fraîches et riantes, tapissées d’algues marines, où je me baignais autrefois. La chambre où j’avais, en 1831, écrit l’ouverture du Roi Lear, étant occupée par une famille anglaise, j’étais allé me nicher dans une tour appliquée contre le rocher des Ponchettes, au-dessus de la maison.

J’y jouis avec délices d’une vue admirable sur la Méditerranée et d’un calme dont je sentais plus que jamais le prix. Puis, guéri tant bien que mal de ma jaunisse, et à bout de mes huit cents francs, je quittai cette ravissante côte de Sardaigne