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rappelle. Les lobes de mon cerveau semblaient prêts à se disjoindre. J’avais comme des cendres brûlantes dans les veines. Tantôt je restais accoudé sur ma table, tenant ma tête à deux mains ; tantôt je marchais à grands pas comme un soldat en sentinelle par un froid de vingt-cinq degrés. Je me mettais à la fenêtre, regardant les jardins environnants, les hauteurs de Montmartre, le soleil couchant... aussitôt la rêverie m’emportait à mille lieues de mon maudit opéra-comique. Et quand en me retournant, mes yeux retombaient sur son maudit titre, écrit en tête de la maudite feuille de papier, blanche encore et attendant obstinément les autres mots dont je devais la couvrir, je me sentais envahir par le désespoir. J’avais une guitare appuyée contre ma table, d’un coup de pied je lui crevai le ventre... Sur ma cheminée, deux pistolets me regardaient avec leurs yeux ronds... je les considérai très-longtemps... puis j’en vins à me bosseler le crâne à grands coups de poing. Enfin, comme un écolier qui ne peut pas faire son thème, je pleurai avec une indignation furieuse en m’arrachant les cheveux. Cette eau salée sortie de mes yeux sembla me soulager un peu. Je tournai contre le mur les canons de mes pistolets qui me regardaient toujours. J’eus pitié de mon innocente guitare, et la reprenant, je lui demandai quelques accords qu’elle me donna sans rancune. Mon fils, âgé de six ans, vint en ce moment frapper à ma porte ; par suite de ma mauvaise humeur je l’avais injustement grondé le matin. Comme je n’ouvrais pas.

« — Père, me cria-t-il, veux-tu être-z-amis ?

Et courant lui ouvrir :

— Oui, mon garçon, soyons-z-amis ! viens !»

Je le pris sur mes genoux, j’appuyai sa blonde tête sur ma poitrine et nous nous endormîmes tous les deux. Je venais de renoncer à trouver le début de mon article : c’était le soir du troisième jour. Le lendemain je parvins enfin, je ne sais comment, à écrire je ne sais quoi, sur je ne sais qui.

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Il y a quinze ans de cela !..... et mon supplice dure encore...... Extermination ! En être toujours là ! qu’on me donne donc des partitions à écrire, des orchestres à conduire, des répétitions à diriger ; qu’on me fasse rester huit heures, dix heures même, debout, le bâton à la main, exercer des choristes sans instrument pour les accompagner, leur chantant moi-même leurs répliques tout en marquant la mesure, jusqu’à ce que je crache le sang et que la crampe m’arrête le bras ; qu’on me fasse porter des pupitres, des contre-basses, des harpes, déplacer des estrades, clouer des planches, comme un commissionnaire ou un charpentier ; qu’on m’oblige ensuite, pour me reposer, à corriger pendant la nuit des graveurs ou des copistes ; je l’ai fait, je le fais, je le ferai ; cela tient à ma vie musicale et je le supporte sans me plaindre, sans y songer même, comme le chasseur endure le froid, le chaud, la faim, la soif, le soleil,