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dans un de ces adagios surhumains, où le génie de Beethoven plane immense et solitaire comme l’oiseau colossal des cimes neigeuses du Chimboraço, le violon de Bohrer, en chantant la mélodie sublime, semblait animé du souffle épique ; sa voix redoublait de force expressive, éclatait en accents à lui-même inconnus ; l’inspiration rayonnait sur le visage du virtuose ; nous retenions notre haleine, nos cœurs se gonflaient, quand A. Bohrer s’arrêtant tout à coup, déposa son brûlant archet et s’enfuit dans la chambre voisine. Madame Bohrer inquiète, l’y suivit, et Max, toujours souriant, nous dit :

« — Ce n’est rien, il n’a pu se contenir ; laissons-le se calmer un peu et nous recommencerons. Il faut lui pardonner !»

Lui pardonner... cher artiste !

Antoine Bohrer remplit à Hanovre les fonctions de maître de concert : il compose peu maintenant ; son occupation la plus chère consiste à diriger l’éducation musicale de sa fille, charmante enfant de douze ans, dont l’organisation prodigieuse inspire à tout ce qui l’entoure des alarmes qu’il est facile de concevoir. Son talent de pianiste est des plus extraordinaires d’abord, et sa mémoire est telle ensuite, que dans les concerts qu’elle a donnés à Vienne, l’an dernier, son père, au lieu de programme, présentait au public une liste de soixante-douze morceaux, sonates, concertos, fantaisies, fugues, variations, études, de Beethoven, de Weber, de Cramer, de Bach, de Handel, de Liszt, de Thalberg, de Chopin, de Döhler, etc., que la petite Sophie sait par cœur, et qu’elle pouvait, sans hésitation, jouer de mémoire au gré de l’assemblée. Il lui suffit d’exécuter trois ou quatre fois un morceau, de quelque étendue et de quelque complication qu’il soit, pour le retenir et ne plus l’oublier. Tant de combinaisons de diverse nature se graver ainsi dans ce jeune cerveau ! N’y a-t-il pas là quelque chose de monstrueux et de fait pour inspirer autant d’effroi que d’admiration ?

Il faut espérer que la petite Sophie, devenue mademoiselle Bohrer, nous reviendra dans quelques années, et que le public parisien pourra connaître alors ce talent phénoménal dont il n’a encore qu’une très-faible idée.

L’orchestre de Hanovre est bon, mais trop pauvre d’instruments à cordes. Il ne possèdent en tant que 7 premiers violons, 7 seconds, 3 altos, 4 violoncelles et 3 contre-basses. Il y a quelques violons infirmes ; les violoncelles sont habiles ; les altos et les contre-basses sont bons. Il n’y a que des éloges à donner aux instruments à vent, surtout à la première flûte, au premier hautbois (Édouard Rose), qui joue on ne peut mieux le pianissimo, et à la première clarinette dont le son est exquis. Les deux bassons (il n’y en a que deux) jouent juste, chose cruellement rare. Les cors ne sont pas de première force, mais ils vont ; les trombones sont solides, les trompettes simples assez bonnes ; il y a une excellentissime trompette à cylindres ; l’artiste qui joue cet instrument se nomme comme celui de Weimar son rival, Sachse ; je ne sais auquel des deux donner