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annoncer le concert pour demain, je sais bien ce qu’il ferait ; il m’enfermerait dans ma chambre, mettrait la clef dans sa poche, et irait bravement annoncer à l’intendant du théâtre que le concert ne peut avoir lieu.»

Vous n’y auriez pas manqué, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous auriez eu tort. En voilà la preuve. Après le premier tremblement passé, la première sueur froide essuyée, j’ai pris mon parti, et j’ai dit :

« — Il faut que cela marche.»

Ries et Ganz, les deux maîtres de concert, étaient auprès de moi, ne sachant trop que dire pour me remonter : je les interpelle vivement :

« — Êtes-vous sûrs de l’orchestre ?

— Oui ! il n’y a rien à craindre pour lui, nous sommes très-fatigués ; mais nous avons compris votre musique, et demain vous serez content.

— Or donc, il n’y a qu’un parti à prendre : il faut convoquer les chœurs pour demain matin, me donner un bon accompagnateur, puisque Elssler est malade, et vous, Ganz, ou bien vous, Ries, viendrez avec votre violon, et nous ferons répéter le chant pendant trois heures, s’il le faut.

— C’est cela ; nous y serons, les ordres vont être donnés.»

En effet, le lendemain matin nous voilà à l’œuvre, Ries, l’accompagnateur et moi ; nous prenons successivement les enfants, les femmes, les premiers soprani, les seconds soprani, les premiers ténors, les seconds ténors, les premières et les secondes basses, nous les faisons chanter par groupe de dix, puis par vingt ; après quoi nous réunissons deux parties, trois, quatre, et enfin toutes les voix. Et comme le Phaéton de la fable je m’écrie enfin :

Qu’est-ce ceci ? Mon char marche à souhait ?

Je fais aux choristes une petite allocution que Ries leur transmet, phrase par phrase, en allemand ; et voilà tous nos gens ranimés, pleins de courage, et ravis de n’avoir point perdu cette grande bataille où leur amour-propre et le mien étaient en jeu. Loin de là, nous l’avons gagnée, et d’une éclatante manière encore. Inutile de dire que, le soir, l’ouverture, la symphonie et la cantate du Cinq mai ont été royalement exécutées. Avec un pareil orchestre et un chanteur comme Bœticher, il n’en pouvait pas être autrement. Mais quand est venu le Requiem, tout le monde étant bien attentif, bien dévoué et désireux de me seconder, les orchestres et le chœur étant placés dans un ordre parfait, chacun étant à son poste, rien ne manquant, nous avons commencé le Dies iræ. Point de faute, point d’indécision ; le chœur a soutenu sans sourciller l’assaut instrumental ; la quadruple fanfare a éclaté aux quatre coins du théâtre qui tremblait sous les roulements des dix timbaliers, sous le trémolo de cinquante archets déchaînés : les cent vingt voix, au milieu de ce cataclysme de sinistres