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quelques-uns, ayant fait dans la journée un service fatigant dans les églises, se présentent exténués et avec l’intention bien arrêtée de ne pas donner un son. Tout le monde se met à son aise ; on transpose à l’octave basse les notes hautes, ou bien on les laisse échapper tant bien que mal à demi-voix ; il n’y a plus de nuances ; le mezzo forte est adopté pour toute la soirée, on ne regarde pas le bâton de mesure, il en résulte trois ou quatre fausses entrées et autant de phrases disloquées ; mais qu’importe ! Le public s’aperçoit-il de cela ? Le directeur n’en sait rien, et si l’auteur se plaint, on lui rit au nez et on le traite d’intrigant. Ces dames surtout ont de charmantes distractions. Ce ne sont que sourires et correspondances télégraphiques, échangés soit avec les musiciens de l’orchestre, soit avec les habitués du balcon. Elles sont allées le matin au baptême de l’enfant de mademoiselle ***, une de leurs camarades ; on en a rapporté des dragées qu’on mange en scène, en riant de la mine grotesque du parrain, de la coquetterie de la marraine, de la figure réjouie du curé. Tout en causant on distribue quelques taloches aux enfants de chœur qui s’émancipent :

« — Veux-tu finir, polisson, ou j’appelle le maître de chant !

— Vois donc, ma chère, la belle rose que M. *** porte à sa boutonnière ; c’est Florence qui la lui a donnée.

— Elle est donc toujours folle de son argent de change ?

— Oui, mais c’est un secret ; tout le monde ne peut pas avoir des avoués.

— Ah ! joli calembour ! À propos, pour rimer, vas-tu au concert de la cour ?

— Non, j’ai quelque chose à faire ce jour-là.

— Quoi donc ?

— Je me marie.

— Tiens ! quelle idée !

— Prends garde, voilà la toile.»

L’acte est ainsi terminé, le public mystifié et l’ouvrage abîmé. Mais, quoi ! il faut bien prendre un peu de repos, on ne peut pas toujours être sublime et ces représentations en grand débraillé servent à faire ressortir celles où l’on met du soin, du zèle, de l’attention et du talent. J’en conviens ; pourtant vous m’avouerez qu’il y a quelque chose de triste à voir des chefs-d’œuvre traités avec cette extrême familiarité. Je conçois qu’on ne brûle pas nuit et jour de l’encens devant les statues des grands hommes ; mais ne seriez-vous pas courroucé de voir le buste de Gluck ou celui de Beethoven employé comme tête à perruque dans la boutique d’un coiffeur ?...

Ne faites pas le philosophe, je suis sûr que cela vous indignerait.

Je ne veux pas conclure de tout ceci qu’on se donne à ce point du bon temps dans certaines représentations de l’Opéra de Berlin ; non, on y va plus modérément : sous ce rapport comme sous quelques autres, la supériorité nous reste.