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À MLLE LOUISE BERTIN


septième lettre
Berlin.


Je dois tout d’abord implorer votre indulgence, mademoiselle, pour la lettre que je prends la liberté de vous écrire ; j’ai trop lieu de craindre de la disposition d’esprit où je suis. Un accès de philosophie noire m’a saisi depuis quelques jours, et Dieu sait à quelles idées sombres, à quels jugements saugrenus, à quels étranges récits il va infailliblement me porter... s’il continue. Vous ne savez peut-être pas encore bien exactement ce que c’est que la philosophie noire ?... C’est le contraire de la magie blanche, ni plus ni moins.

Par la magie blanche, on arrive à deviner que Victor Hugo est un grand poëte ; que Beethoven était un grand musicien ; que vous êtes à la fois musicienne et poëte ; que Janin est un homme d’esprit ; que si un bel opéra bien exécuté tombe, le public n’y a rien compris ; que s’il réussit, le public n’y a pas compris davantage, que le beau est rare ; que le rare n’est pas toujours beau ; que la raison du plus fort est la meilleure ; qu’Abd-el-Kader a tort, O’Connell aussi ; que décidément les Arabes ne sont pas des Français : que l’agitation pacifique est une bêtise ; et autres propositions aussi embrouillées.

Par la philosophie noire on en vient à douter, à s’étonner de tout ; à voir à l’envers les images gracieuses et dans leur vrai sens les objets hideux ; on murmure sans cesse, on blasphème la vie, on maudit la mort ; on s’indigne comme Hamlet que la cendre de César puisse servir à calfeutrer un mur ; on s’indignerait bien davantage si la cendre des misérables était seule propre à cet ignoble emploi ; on plaint le pauvre Yorick de ne pouvoir même rire de la sotte grimace qu’il fait après quinze ans passés sous terre, et l’on rejette sa tête avec horreur et dégoût ; ou bien on l’emporte, on la scie, on en fait une coupe et le pauvre