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première répétition, où ils avaient pu se faire une idée des principales difficultés de mes symphonies, le mot d’ordre fut donné pour les répétitions suivantes : on convint de me tromper sur l’heure à laquelle elles étaient censées devoir commencer, et chaque matin (je ne l’ai su qu’après) l’orchestre se réunissait une heure avant mon arrivée, pour étudier les traits et les rhythmes les plus dangereux. Aussi allais-je d’étonnements en étonnements en voyant les transformations rapides que l’exécution subissait chaque jour, et l’assurance impétueuse avec laquelle la masse entière se ruait sur des difficultés que mon orchestre de Paris, cette jeune garde de la grande armée, n’a longtemps abordées qu’avec de certaines précautions. Un seul morceau inquiétait beaucoup Charles Müller, c’était le scherzo de Roméo et Juliette (la reine Mab). Cédant aux sollicitations de M. Zinkeisen, qui avait entendu ce scherzo à Paris, j’avais osé, pour la première fois depuis mon arrivée en Allemagne, le placer dans le programme du concert.

«Nous travaillerons tant, m’avait-il dit, que nous en viendrons à bout !» Il ne présumait pas trop, en effet, de la force de l’orchestre, et la reine Mab, dans son char microscopique, conduite par l’insecte bourdonnant des nuits d’été et lancée au triple galop de ses chevaux atomes, a pu montrer au public de Brunswick sa vive espièglerie et les mille caprices de ses évolutions. Mais vous comprendrez mon inquiétude à son sujet, vous, le poëte des fées et des willis ; vous, le frère naturel de ces gracieuses et malicieuses petites créatures ; vous savez trop de quel fil délié est tissue la gaze de leur voile, et de quelle sérénité le ciel doit être pour que leur essaim diapré puisse se jouer librement dans le pâle rayon de l’astre des nuits. Eh bien ! malgré nos craintes, l’orchestre, s’identifiant complètement avec la ravissante fantaisie de Shakespeare, s’est fait si petit, si agile, si fin et si doux, que jamais, je crois, la reine imperceptible n’a couru plus heureuse parmi de plus silencieuses harmonies.

Dans le finale d’Harold, au contraire, dans cette furibonde orgie où concertent ensemble les ivresses du vin, du sang, de la joie et de la rage, où le rhythme paraît tantôt trébucher, tantôt courir avec furie, où des bouches de cuivre semblent vomir des imprécations et répondre par le blasphème à des voix suppliantes, où l’on rit, boit, frappe, brise, tue et viole, où l’on s’amuse enfin ; dans cette scène de brigands, l’orchestre était devenu un véritable pandœmonium ; il y avait quelque chose de surnaturel et d’effrayant dans la frénésie de sa verve ; tout chantait, bondissait, rugissait avec un ordre et un accord diaboliques, violons, basses, trombones, timbales et cymbales ; pendant que l’alto solo, le rêveur Harold, fuyant épouvanté, faisait encore entendre au loin quelques notes tremblantes de son hymne du soir. Ah ! quel roulement de cœur ! quels frémissements sauvages en conduisant alors cet étonnant orchestre, où je croyais trouver plus ardents que jamais tous mes jeunes lions de Paris ! ! ! Vous ne