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sût pas l’allemand. Mais à la répétition générale, la veille du concert, comme ce monsieur n’était pas plus avancé, et que, de plus, il grommelait entre ses dents je ne sais quelles imprécations tudesques, chaque fois qu’on était obligé d’arrêter l’orchestre à cause de lui, ou quand Mendelssohn ou moi nous lui chantions ses phrases, la patience m’échappa enfin, et je remerciai la chapelle, en la priant de ne plus s’occuper de mon ouvrage, dont ce rôle de basse rendait évidemment l’exécution impossible. En rentrant je faisais cette triste réflexion : Deux compositeurs qui ont appliqué pendant de longues années ce que la nature leur a départi d’intelligence et d’imagination à l’étude de leur art, deux cents musiciens, chanteurs et instrumentistes attentifs et capables, se seront fatigués pendant huit jours inutilement et auront dû renoncer à la production de l’œuvre qu’ils avaient adoptée, à cause de l’insuffisance d’un seul homme ! Ô chanteurs qui ne chantez pas, vous donc aussi vous êtes des dieux !... L’embarras de la Société était grand pour remplacer sur le programme ce finale dont la durée est d’une demi-heure ; au moyen d’une répétition supplémentaire, que l’orchestre et les chœurs voulurent bien faire le matin même du jour du concert, nous en vînmes à bout. L’ouverture du Roi Lear, que l’orchestre possédait bien, et l’Offertoire de mon Requiem, où le chœur n’a que quelques notes à chanter, furent substitués au fragment de Roméo, et exécutés le soir de la façon la plus satisfaisante. Je dois même ajouter que le morceau du Requiem produisit un effet auquel je ne m’attendais pas, et me valut un suffrage inestimable, celui de Robert Schuman, l’un des compositeurs critiques les plus justement renommés de l’Allemagne[1].

Quelques jours après, ce même Offertoire m’attira un éloge sur lequel je devais bien moins compter ; voici comment. J’étais retombé malade à Leipzig, et quand, au moment de mon départ, j’en vins à demander ce que je lui devais au médecin qui m’avait soigné, il me répondit :

« — Écrivez pour moi sur ce carré de papier le thème de votre Offertoire, avec votre signature, et je vous serai redevable encore ; jamais morceau de musique ne m’a autant frappé !»

J’hésitais un peu à m’acquitter des soins du docteur d’une semblable manière, mais il insista, et le hasard m’ayant fourni l’occasion de répondre à son compliment par un autre mieux mérité, croiriez-vous que j’eus la simplicité de ne pas la saisir. J’écrivis en tête de la page : «À M. le docteur Clarus.»

« — Carus, me dit-il, vous mettez à mon nom une l de trop.»

  1. À la répétition, Schuman, sortant de son mutisme habituel, me dit : Cet offertorium surpasse tout. Mendelssohn, lui, me fit compliment sur une entrée de contre-basse qui se trouve dans l’accompagnement de ma romance l’Absence, que l’on chantait aussi dans ce concert.