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son damné fils Méphisto ; il a vécu trop vieux : il avait trop peur de la mort.

Schiller ! Schiller ! tu méritais un ami moins humain ! Mes yeux ne peuvent quitter ces étroites fenêtres, cette obscure maison, ce toit misérable et noir ; il est une heure du matin, la lune brille, le froid est intense. Tout se tait ; ils sont tous morts... Peu à peu ma poitrine se gonfle ; je tremble ; écrasé de respect, de regrets et de ces affections infinies que le génie à travers la tombe inflige quelquefois à d’obscurs survivants, je m’agenouille auprès de l’humble seuil, et, souffrant, admirant, aimant, adorant, je répète : Schiller !... Schiller !... Schiller !...

Que te dire maintenant, cher, du véritable sujet de ma lettre ? j’en suis si loin. Attends, je vais, pour rentrer dans la prose et me calmer un peu, penser à un autre habitant de Weimar, à un homme d’un grand talent, qui faisait des messes, de beaux septuors, et jouait sévèrement du piano, à Hummel... C’est fait, me voilà raisonnable !

Chélard, en sa qualité d’artiste d’abord, de Français et d’ancien ami ensuite, a tout fait pour m’aider à parvenir à mon but. L’intendant, M. le baron de Spiegel, entrant dans ses vues bienveillantes, a mis à ma disposition le théâtre et l’orchestre ; je ne dis pas les chœurs, car il n’aurait probablement pas osé m’en parler. Je les avais entendus en arrivant, dans le Vampire de Marschner ; on ne se figure pas une telle collection de malheureux, braillant hors du ton et de la mesure. Je ne connaissais rien de pareil. Et les cantatrices ! oh ! les pauvres femmes ! Par galanterie, n’en parlons pas. Mais il y a là une basse qui remplissait le rôle du Vampire ; tu devines que je veux parler de Génast ! N’est-ce pas que c’est un artiste dans toute la force du terme ?... Il est surtout tragédien ; et j’ai bien regretté de ne pouvoir rester plus longtemps à Weimar, pour lui voir jouer le rôle de Lear, dans la tragédie de Shakespeare, qu’on montait au moment de mon départ.

La chapelle est bien composée ; mais pour me faire fête, Chélard et Lobe se mirent en quête d’instruments à cordes qu’on pouvait ajouter à ceux qu’elle possède, et ils me présentèrent un actif de vingt-deux violons, sept altos, sept violoncelles et sept contre-basses. Les instruments à vent étaient au grand complet ; j’ai remarqué parmi eux une excellente première clarinette et une trompette à cylindres (Sachce) d’une force extraordinaire. Il n’y avait pas de cor anglais : — j’ai dû transposer sa partie pour une clarinette ; pas de harpe : — un très-aimable jeune homme, M. Montag, pianiste de mérite et musicien parfait, a bien voulu arranger les deux parties de harpe pour un seul piano et les jouer lui-même ; pas d’ophicléïde : — on l’a remplacé par un bombardon assez fort. Plus rien alors ne manquait et nous avons commencé les répétitions. Il faut te dire que j’avais trouvé à Weimar, chez les musiciens, une passion très-