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que nous n’avons jamais vu une pareille fureur du public, S. N. T. T., et qu’il faut garder pour un autre moment la grande musique et les grands concerts.

— Le Régisseur : M. Guhr me charge de vous dire, monsieur, que...

— Moi : Ne vous donnez pas la peine de le répéter ; j’ai très-bien, j’ai trop bien compris, puisqu’il n’a pas parlé allemand.

— Guhr : Ah ! ah ! ah ! j’ai parlé français, S. N. T. T., sans le savoir !

— Moi : Vous le savez très-bien, et je sais aussi qu’il faut m’en retourner, ou poursuivre témérairement ma route, au risque de trouver ailleurs quelques autres enfants prodiges qui me feront encore échec et mât.

— Guhr : Que faire, mon cher, les enfants font de l’argent, S. N. T. T., les romances françaises font de l’argent, les vaudevilles français attirent la foule ; que voulez-vous ? S. N. T. T., je suis directeur, je ne puis pas refuser l’argent ; mais restez au moins jusqu’à demain, je vous ferai entendre Fidelio, par Pischek et mademoiselle Capitaine, et, S. N. T. T., vous me direz votre sentiment sur nos artistes.

— Moi : je les crois excellents, surtout sous votre direction ; mais, mon cher Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela me console ?

— Ah ! ah ! S. N. T. T., ça se dit en famille.» (Il voulait dire familièrement.)

Là-dessus le fou rire s’empare de moi, ma mauvaise humeur s’évanouit, et lui prenant la main :

« — Allons, puisque nous sommes en famille, venez boire quelque vin du Rhin, je vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre Fidelio et mademoiselle Capitaine, dont vous m’avez tout l’air de vouloir être le lieutenant.»

Nous convînmes que je partirais deux jours après pour Stuttgard, où je n’étais point attendu cependant, pour tenter la fortune auprès de Lindpaintner et du roi de Wurtemberg. Il fallait ainsi donner aux Francfortois le temps de reprendre leur sang-froid et d’oublier un peu les délirantes émotions à eux causées par le violon des deux charmantes sœurs, que j’avais le premier applaudies et louées à Paris, mais qui alors, à Francfort, m’incommodaient étrangement.

Et le lendemain, j’entendis Fidelio. Cette représentation est une des plus belles que j’aie vues en Allemagne ; Guhr avait raison de me la proposer pour compensation à mon désappointement ; j’ai rarement éprouvé une jouissance musicale plus complète.

Mademoiselle Capitaine, dans le rôle de Fidelio (Léonore) me parut posséder les qualités musicales et dramatiques exigées par la belle création de Beethoven. Le timbre de sa voix a un caractère spécial qui la rend parfaitement propre à l’expression des sentiments profonds, contenus, mais toujours prêts à faire explosion, comme ceux qui agitent le cœur de l’héroïque épouse de Florestan. Elle chante