Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/248

Cette page n’a pas encore été corrigée

Treillet ne venait pas. Voilà donc le concert à tous les diables ; le chef d’orchestre de cette société si grandement harmonique, homme d’un véritable mérite, plein de dévouement à l’art, en sa qualité d’artiste éminent, bien qu’il soit peu disposé à se livrer au désespoir, lors même que les romances de mademoiselle Puget viendraient à lui manquer, Snel enfin, qui m’avait invité à venir à Bruxelles, honteux et confus,

Jurait, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

Que faire alors ? s’adresser à la société rivale, la Philharmonie, dirigée par Bender, le chef de l’admirable musique des Guides ; composer un brillant orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du Conservatoire ? La chose était facile, grâce aux bonnes dispositions de MM. Henssens, Mertz, Wéry, qui tous, dans une occasion antérieure, s’étaient empressés d’exercer en ma faveur leur influence sur leurs élèves et amis ! Mais c’était tout recommencer sur nouveaux frais, et le temps me manquait, me croyant attendu à Francfort pour les deux concerts dont j’ai parlé. Il fallut donc partir, partir plein d’inquiétude sur les suites que pouvait avoir l’affreux chagrin des dilettanti belges, et me reprochant d’en être la cause innocente et humiliée. Heureusement ce remords-là est de ceux qui ne durent guère, autant en emporte la vapeur, et je n’étais pas depuis une heure sur le bateau du Rhin, admirant le fleuve et ses rives, que déjà je n’y pensais plus. Le Rhin ! ah ! c’est beau ! c’est très-beau ! Vous croyez peut-être, mon cher Morel, que je vais saisir l’occasion de faire à son sujet de poétiques amplifications ? Dieu m’en garde. Je sais trop que mes amplifications ne seraient que de prosaïques diminutions, et d’ailleurs j’aime à croire pour votre honneur que vous avez lu et relu le beau livre de Victor Hugo.

Arrivé à Mayence, je m’informai de la musique militaire autrichienne qui s’y trouvait l’année précédente, et qui avait, au dire de Strauss (le Strauss de Paris[1]) exécuté plusieurs de mes ouvertures avec une verve, une puissance et

  1. Le nom de Strauss est célèbre aujourd’hui dans toute l’Europe dansante ; il est attaché à une foule de valses capricieuses, piquantes, d’un rhythme neuf, d’une désinvolture gracieusement originale, qui ont fait le tour du monde. On conçoit donc qu’on tienne beaucoup à ne pas voir de telles valses contrefaites, un pareil nom contreporté.

    Or, voici ce qui arrive. Il y a un Strauss à Paris, ce Strauss a un frère ; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n’a point de frère ! c’est la seule différence qui existe entre les deux Strauss. De là des quiproquos fort désagréables pour notre Strauss, qui dirige avec une verve digne de son nom les bals de l’Opéra-Comique et tous les bals particuliers donnés par l’aristocratie. Dernièrement, à l’ambassade d’Autriche, un Viennois, quelque faux Viennois à coup sûr, aborde Strauss et lui dit en langue autrichienne : Eh ! bonjour, mon cher Strauss ; que je suis aise de vous voir ! Vous ne me reconnaissez pas ! — Non, monsieur. — Oh ! je vous reconnais bien, moi, quoique vous ayez un peu engraissé, il n’y a d’ailleurs que vous pour écrire de pareilles valses. Vous seul pouvez diriger et composer ainsi un orchestre de danse, il n’y a qu’un Strauss. — Vous êtes bien bon ; mais je vous assure que le Strauss de Vienne a aussi du talent. — Comment ! le Strauss de Vienne ? Mais c’est vous ; il n’y en pas d’autre. Je vous connais bien ; vous êtes pâle, il est pâle ; vous parlez autrichien ; il parle autrichien ; vous faites des airs de danse ravissants. — Oui. — Vous accentuez toujours le temps faible, dans la mesure à trois temps. — Oh ! le temps faible, c’est mon fort ! — Vous avez écrit une valse intitulée le Diamant ? — Étincelante ! — Vous parlez hébreu ? — Very well. — Et anglais ? — Not at all. — C’est cela même, vous êtes Strauss ; d’ailleurs votre nom est sur l’affiche ? — Monsieur, encore une fois, je ne suis pas le Strauss de Vienne ; il n’est pas le seul qui sache syncoper une valse et rhythmer une mélodie à contre-mesure. Je suis le Strauss de Paris ; mon frère, qui joue très-bien du violon et que voilà là-bas, est également Strauss. Le Strauss de Vienne est Strauss. Ce sont trois Strauss. — Non, il n’y a qu’un Strauss, vous voulez me mystifier.» Là-dessus le Viennois incrédule, de laisser notre Strauss fort irrité et très en peine de faire constater son identité ; tellement qu’il est venu me trouver afin que je le débarrasse de cette sosimie. Donc pour cela faire, j’affirme que le Strauss de Paris, très-pâle, parlant à merveille l’autrichien et l’hébreu, et assez mal le français et pas du tout l’anglais, écrivant des valses entraînantes, pleines de délicieuses coquetteries rhythmiques, instrumentées on ne peut mieux, conduisant d’un air triste, mais avec un talent incontestable, son joyeux orchestre de bal ; j’affirme, dis-je, que ce Strauss habite Paris depuis fort longtemps, qu’il a, depuis dix ans, joué de l’alto à tous mes concerts ; qu’il fait partie de l’orchestre du Théâtre-Italien ; qu’il va tous les étés gagner beaucoup d’argent à Aix, à Genève, à Mayence, à Munich, partout excepté à Vienne, où il s’abstient d’aller par égard pour l’autre Strauss, qui pourtant, lui, est venu une fois à Paris.

    En conséquence, les Viennois n’ont qu’à se le tenir pour dit, garder leur Strauss et nous laisser le nôtre. Que chacun rende enfin à Strauss ce qui n’est pas à Strauss, et qu’on n’attribue plus à Strauss ce qui est à Strauss ; autrement on finirait, telle est la force des préventions, par dire que le strass de Strauss, vaut mieux que le diamant de Strauss, et que le diamant de Strauss n’est que du strass.