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lieu entre ma femme et moi. Je la vois souvent, mon affection pour elle n’a été en rien altérée et le triste état de sa santé ne me la rend que plus chère.

Ce que je dis là doit suffire à expliquer ma conduite postérieure à cette époque, aux personnes qui ne m’ont connu que depuis lors ; je n’ajouterai rien, car, je le répète, je n’écris pas des confessions.

Je donnai deux concerts à Bruxelles ; l’un dans la salle de la Grande Harmonie, l’autre dans l’église des Augustins (église depuis longtemps enlevée au culte catholique). L’une et l’autre de ces salles sont d’une sonorité excessive et telle que tout morceau de musique un peu animé et instrumenté énergiquement y devient nécessairement confus. Les morceaux doux et lents, dans la salle de la Grande Harmonie surtout, sont les seuls dont les contours ne sont point altérés par la résonnance du local et dont l’effet reste ce qu’il doit être.

Les opinions sur ma musique furent au moins aussi divergentes à Bruxelles qu’à Paris. Une discussion assez curieuse s’éleva, m’a-t-on dit, entre M. Fétis qui m’était toujours hostile, et un autre critique, M. Zani de Ferranti artiste et écrivain remarquable, qui s’était déclaré mon champion. Ce dernier citant, parmi les pièces que je venais de faire exécuter, la Marche des pèlerins d’Harold, comme une des choses les plus intéressantes qu’il eût jamais entendues, Fétis répliqua : «Comment voulez-vous que j’approuve un morceau dans lequel on entend presque constamment deux notes qui n’entrent pas dans l’harmonie !» (Il voulait parler des deux sons ut et si qui reviennent à la fin de chaque strophe et simulent une lente sonnerie de cloches.)

« — Ma foi ! répondit Zani de Ferranti, je ne crois pas à cette anomalie. Mais si un musicien a été capable de faire un pareil morceau et de me charmer à ce point pendant toute sa durée, avec deux notes qui n’entrent pas dans l’harmonie, je dis que ce n’est pas un homme mais un Dieu.»

Hélas, eussé-je répondu à l’enthousiaste Italien, je ne suis qu’un simple homme et M. Fétis n’est qu’un pauvre musicien, car les deux fameuses notes entrent toujours, au contraire, dans l’harmonie. M. Fétis ne s’est pas aperçu que c’est grâce à leur intervention dans l’accord que les tonalités diverses terminant les strophes sont ramenées au ton principal, et qu’au point de vue purement musical c’est précisément ce qu’il y a de curieux et de nouveau dans cette marche, et ce sur quoi un musicien véritable ne peut ni ne doit se tromper un seul instant ? Je fus tenté d’écrire dans quelque journal à Zani de Ferranti, quand on m’eut raconté ce singulier malentendu, pour démontrer l’erreur de Fétis : puis je me ravisai et me renfermai dans mon système, que je crois bon, de ne jamais répondre aux critiques, si absurdes qu’elles soient.

La partition d’Harold ayant été publiée quelques années après, M. Fétis a pu se convaincre par ses yeux que les deux notes entrent toujours dans l’harmonie.