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de parler celle où le mouvement s’élargit, celle où les instruments de cuivre lancent leur terrible fanfare, sur la mesure unique enfin dans laquelle l’action du chef d’orchestre est absolument indispensable, Habeneck baisse son bâton, tire tranquillement sa tabatière et se met à prendre une prise de tabac. J’avais toujours l’œil de son côté ; à l’instant je pivote rapidement sur un talon, et m’élançant devant lui, j’étends mon bras et je marque les quatre grands temps du nouveau mouvement. Les orchestres me suivent, tout part en ordre, je conduis le morceau jusqu’à la fin, et l’effet que j’avais rêvé est produit. Quand, aux derniers mots du chœur, Habeneck vit le Tuba mirum sauvé : «Quelle sueur froide j’ai eue, me dit-il, sans vous nous étions perdus ! — Oui, je le sais bien, répondis-je en le regardant fixement.» Je n’ajoutai pas un mot... L’a-t-il fait exprès ?... Serait-il possible que cet homme, d’accord avec M. XX..., qui me détestait, et les amis de Cherubini, ait osé méditer et tenter de commettre une basse scélératesse ?... Je n’y veux pas songer... Mais je n’en doute pas. Dieu me pardonne si je lui fais injure.

Le succès du Requiem fut complet, en dépit de toutes les conspirations, lâches ou atroces, officieuses et officielles, qui avaient voulu s’y opposer.

Je parlais tout à l’heure des conditions auxquelles M. le ministre de la guerre avait consenti à le faire exécuter. Les voici : «Je donnerai, m’avait dit l’honorable général Bernard, dix mille francs pour l’exécution de votre ouvrage, mais cette somme ne vous sera remise que sur la présentation d’une lettre de mon collègue le ministre de l’intérieur, par laquelle il s’engagera à vous payer d’abord ce qui vous est dû pour la composition du Requiem d’après l’arrêté de M. de Gasparin, et ensuite ce qui est dû aux choristes pour les répétitions qu’ils firent au mois de juillet dernier, et au copiste.»

Le ministre de l’intérieur s’était engagé verbalement envers le général Bernard à acquitter cette triple dette. Sa lettre était déjà rédigée, il n’y manquait que sa signature. Pour l’obtenir, je restai dans son antichambre, avec l’un de ses secrétaires armé de la lettre et d’une plume, depuis dix heures du matin jusqu’à quatre heures du soir. À quatre heures seulement, le ministre sortit et le secrétaire l’accrochant au passage, lui fit apposer sur la lettre sa tant précieuse signature. Sans perdre une minute, je courus chez le général Bernard qui, après avoir lu avec attention l’écrit de son collègue, me fit remettre les dix mille francs.

J’appliquai cette somme tout entière à payer mes exécutants ; je donnai trois cents francs à Duprez, qui avait chanté le solo du Sanctus, et trois cents autres francs à Habeneck, l’incomparable priseur, qui avait usé si à propos de sa tabatière. Il ne me resta absolument rien. J’imaginais que j’allais être enfin payé par le ministre de l’intérieur, qui se trouvait doublement obligé d’acquitter cette dette par l’arrêté de son prédécesseur, et par l’engagement qu’il venait de contracter