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reconnaissaient devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença à parler politique et à s’attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim, qu’il portait dans son cœur. Les jeunes lazzaroni, pour le distraire et me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instance le récit d’un long et pénible voyage de mer qu’il avait fait autrefois, et dont l’histoire était célèbre.

Là-dessus, le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son auditoire, comment, embarqué à vingt ans sur un speronare, il avait demeuré en mer trois jours et deux nuits, et comme quoi, toujours poussé vers de nouveaux rivages, il avait enfin été jeté dans une île lointaine où l’on prétend que Napoléon, depuis lors, a été exilé, et que les indigènes appellent Isola d’Elba. Je manifestai une grande émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cœur le brave marin d’avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là, profonde sympathie des lazzaroni pour mon excellence ; la reconnaissance les exalte, on se parle à l’oreille, on va, on vient dans la chaumière d’un air de mystère ; je vois qu’il s’agit des préparatifs de quelque surprise qui m’est destinée. En effet, au moment où je me levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes lazzaroni m’aborde d’un air embarrassé, et me prie, au nom de ses camarades et pour l’amour d’eux d’accepter un souvenir, un présent, le plus magnifique qu’ils pouvaient m’offrir, et capable de faire pleurer l’homme le moins sensible. C’était un oignon monstrueux, une énorme ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la circonstance, et que j’emportai jusqu’au sommet du Pausilippe, après mille adieux, serrements de mains et protestations d’une amitié inaltérable.

Je venais de quitter ces bonnes gens et je cheminais péniblement à cause d’un coup que je m’étais donné au pied droit en descendant de Nisida ; il faisait presque nuit. Une belle calèche passa sur la route de Naples. L’idée peu fashionable me vint de sauter sur la banquette de derrière, libre par l’absence du valet de pied et de parvenir ainsi sans fatigue jusqu’à la ville. Mais j’avais compté sans la jolie petite Parisienne emmousselinée qui trônait à l’intérieur et qui, de sa voix aigre-douce appelant vivement le cocher : «Louis, il y a quelqu’un derrière !» me fit administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le présent de ma gracieuse compatriote. Ô poupée française ! Si Crispino seulement s’était trouvé là, nous t’aurions fait passer un mauvais quart d’heure !

Je revins donc, clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de brigand, qui, malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd’hui la seule digne d’un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient toujours tant de misérables stupides et puants !

J’allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour la