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perfidement bercé par mon ennemi intime, le vent du sud, sur les buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin ; 4e cette mélodie qui a nom la Captive, et dont j’étais fort loin, en l’écrivant, de prévoir la fortune. Encore, me trompé-je, en disant qu’elle fut composée à Rome, car c’est de Subiaco qu’elle est datée. Il me souvient, en effet, qu’un jour, en regardant mon ami Lefebvre, l’architecte, dans l’auberge de Subiaco où nous logions, un mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur la table où il dessinait, je le relevai ; c’était le volume des Orientales de V. Hugo ; il se trouva ouvert à la page de la Captive. Je lus cette délicieuse poésie, et me retournant vers Lefebvre : «Si j’avais là du papier réglé, lui dis-je, j’écrirais la musique de ce morceau, car je l’entends.

— Qu’à cela ne tienne, je vais vous en donner.»

Et Lefebvre, prenant une règle et un tire-ligne, eut bientôt tracé quelques portées, sur lesquelles je jetai le chant et la basse de ce petit air ; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n’y songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez notre directeur, quand la Captive me revint en tête. «Il faut, dis-je à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco, pour savoir un peu ce qu’il signifie ; je n’en ai plus la moindre idée.» — L’accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de l’exécuter convenablement ; et cela prit si bien, qu’au bout d’un mois, M. Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m’interpella ainsi : «Ah ça ! quand vous retournerez dans les montagnes, j’espère bien que vous n’en rapporterez pas d’autres chansons, car votre Captive commence à me rendre le séjour de la villa fort désagréable ; on ne peut faire un pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner : «Le long du mur sombre... le sabre du Spahis... je ne suis pas Tartare... l’eunuque noir, etc,» C’est à en devenir fou. Je renvoie demain un de mes domestiques ; je n’en prendrai un nouveau qu’à la condition expresse pour lui de ne pas chanter la Captive.»

J’ai plus tard développé et instrumenté pour l’orchestre cette mélodie qui est, je crois, l’une des plus colorées que j’aie produites.

Il reste enfin, à citer, pour clore cette liste fort courte de mes productions romaines, une méditation religieuse à six voix avec accompagnement d’orchestre, sur la traduction en prose d’une poésie de Moore (Ce monde entier n’est qu’une ombre fugitive). Elle forme le numéro 1 de mon œuvre 18, intitulée Tristia.

Quant au Resurrexit à grand orchestre, avec chœurs, que j’envoyai aux académiciens de Paris, pour obéir au règlement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un progrès très-remarquable, une preuve sensible de l’influence du séjour de Rome sur mes idées, et l’abandon complet de mes fâcheuses tendances