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de trois superbes coups de pied au derrière un jour qu’il me manquait de respect[1].

Crispino n’avait pas eu le temps d’apprendre à lire, et il ne m’écrivait jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors des montagnes, il venait à Rome. Qu’était-ce, en effet qu’une trentaine de lieues per un bravo comme lui. Nous avions l’habitude, à l’Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de janvier (j’avais quitté les montagnes en octobre, je m’ennuyais donc depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j’aperçois devant moi un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées, qui paraissait attendre très-honnêtement mon réveil.

— Tiens ! Crispino ! qu’es-tu venu faire à Rome ?

— Sono venuto... per vederlo !

— Oui pour me voir, et puis ?

— Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa occasione...

— Quelle occasion ?

— Per dire la verità... mi manca... il danaro.

— À la bonne heure ! voilà ce qui s’appelle dire vraiment la verità. Ah ! tu n’as pas d’argent ! et que veux-tu que j’y fasse, birbonnaccio ?

— Per Bacco, non sono birbone !

Je finis sa réponse en français :

— «Si vous m’appelez gueux parce que je n’ai pas le sou, vous avez raison ; mais si c’est parce que j’ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous avez bien tort. On ne m’a pas envoyé aux galères pour avoir volé, mais bien pour de bons coups de carabine, pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers (forestieri).»

Mon ami se flattait assurément ; il n’avait peut-être pas tué seulement un moine ; mais enfin, on voit qu’il avait le sentiment de l’honneur. Aussi, dans son indignation, n’accepta-t-il que trois piastres, une chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j’eusse mis mes bottes pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans, d’un coup de pierre reçu à la tête, dans une rixe.

Nous reverrons-nous dans un monde meilleur ?...

  1. Ceci est un mensonge et résulte de la tendance qu’ont toujours les artistes à écrire des phrases qu’ils croient à effet. Je n’ai jamais donné de coups de pied à Crispino ; Flacheron est même le seul d’entre nous qui se soit permis avec lui une telle liberté.