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quatre ou cinq notes d’une progression descendante, et se terminait, en remontant, par un long gémissement de la note sensible à la tonique, sans prendre haleine. La musette, la mandoline et le stimbalo, frappaient deux accords en succession régulière et presque uniforme, dont l’harmonie remplissait les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses couplets ; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein gosier, sans s’inquiéter si le son qu’il attaquait si bravement discordait ou non avec l’harmonie des accompagnateurs, et sans que ceux-ci s’en occupassent davantage. On eût dit qu’il chantait au bruit de la mer ou d’une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne puis dire combien j’en fus agréablement affecté. L’éloignement et les cloisons que le son devait traverser pour venir jusqu’à moi, en affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette voix montagnarde. Peu à peu la monotone succession de ces petits couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea dans une espèce de demi-sommeil plein d’agréables rêveries : et quand le galant ragazzo n’ayant plus rien à dire à sa belle, eut mis fin brusquement à sa chanson, il me sembla qu’il me manquait tout à coup quelque chose d’essentiel... J’écoutais toujours... mes pensées flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s’étaient amoureusement unies !... L’un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai jusqu’au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées...

Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abruzzes ; je l’ai entendue depuis Subiaco jusqu’à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu’ils lui imprimaient. Je puis assurer qu’elle me parut délicieuse une nuit, à Alatri, chantée lentement, avec douceur et sans accompagnement ; elle prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui connaissais.

Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n’est pas toujours exactement le même à chaque couplet ; il varie suivant les paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n’exige pas des Orphées montagnards de grands frais de poésie ; c’est tout simplement de la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu’ils diraient dans une conversation ordinaire.

Le jeune gars dont j’ai parlé, nommé Crispino, et qui avait l’insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu’il avait fait deux ans de galères, ne manquait jamais, à mon arrivée à Subiaco, de me saluer de cette phrase de bienvenue qu’il criait comme un voleur :

notation musicale