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Évandre, le convoi du jeune guerrier qu’accompagnait son cheval Éthon, sans harnais, la crinière pendante, et versant de grosses larmes ; l’effroi du bon roi Latinus, le siége du Latium, dont je foulais la terre, la triste fin d’Amata et la mort cruelle du noble fiancé de Lavinie.

Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de la musique, j’atteignais le plus incroyable degré d’exaltation. Cette triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec des sanglots convulsifs. Et ce qu’il y a de plus singulier, c’est que je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot Énée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie ; je pleurais sur la belle et touchante Lavinie, obligée d’épouser le brigand étranger couvert du sang de son amant ; je regrettais ces temps poétiques où les héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de gracieux javelots à la pointe étincelante ornée d’un cercle d’or. Quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue ; et, tombant affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de Shakespeare, de Virgile et de Dante : Nessun maggior dolore... che ricordarsi... oh poor Ophelia !... Good night, sweet ladies... vitaque cum gemitu... fugit indignata... sub umbras... je m’endormais.

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Quelle folie ! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur ! Les gens raisonnables ne savent pas à quel degré d’intensité peut atteindre ainsi le sentiment de l’existence ; le cœur se dilate, l’imagination prend une envergure immense, on vit avec fureur ; le corps même, participant de cette surexcitation de l’esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors mille imprudences qui peut-être aujourd’hui me coûteraient la vie.

Je partis un jour de Tivoli, par une pluie battante, mon fusil à pistons me permettant de chasser malgré l’humidité. J’arrivai le soir à Subiaco, mouillé jusqu’aux os dès le matin, ayant fait mes dix lieues et tué quinze pièces de gibier.

Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et quelle fidélité je me rappelle ce sauvage pays des Abruzzes où j’ai tant erré ; villages étranges, mal peuplés d’habitants mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui portent loin et atteignent trop souvent leur but ! Sites bizarres, dont la mystérieuse solitude me frappa si vivement ! je retrouve en foule des impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella, Genesano, Isola di Sora, San-Germano, Arce, les pauvres vieux couvents déserts dont l’église est toute grande ouverte.... les moines sont absents.... le silence seul y habite.... plus tard, moines et bandits y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères, peuplés d’hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les voyageurs et les étonnent par leur