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caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux, composé bizarre de deux sentiments opposés en apparence, la haine de l’espèce et l’amour d’une femme.

Parfois, quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards autour de moi ; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d’idées ! ! ! Des cris de rage des pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais tout à coup aux concerts des Séraphins, à la paix de la vertu, à la quiétude infinie du ciel... Puis, ma pensée, abaissant son vol, se plaisait à chercher, sur le parvis du temple, la trace des pas du noble poëte...

— Il a dû venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je ; ses pieds ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce bronze ; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles... paroles de tendresse et d’amour peut-être... Eh ! oui ! ne peut-il pas être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[1] ? femme admirable et rare, de qui il a été si complètement compris, si profondément aimé ! ! !... aimé ! ! !... poëte !... libre !... riche !... Il a été tout cela, lui !... Et le confessionnal retentissait d’un grincement de dents à faire frémir les damnés.

Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m’arrêtant tout à coup, au milieu de l’église, je demeurai silencieux et immobile. Un paysan entra et vint tranquillement baiser l’orteil de saint Pierre.

— Heureux bipède ! murmurai-je avec amertume que te manque-t-il ? tu crois et espères ; ce bronze que tu adores et dont la main droite tient aujourd’hui, au lieu de foudres, les clefs du Paradis, était jadis un Jupiter tonnant ; tu l’ignores, point de désenchantement. En sortant, que vas-tu chercher ? de l’ombre et du sommeil ; les madones des champs te sont ouvertes, tu y trouveras l’une et l’autre. Quelles richesses rêves-tu ?... la poignée de piastres nécessaire pour acheter un âne ou te marier, les économies de trois ans y suffiront. Qu’est une femme pour toi ?... un autre sexe... Que cherches-tu dans l’art ?... un moyen de matérialiser les objets de ton culte et de t’exciter au rire ou à la danse. À toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c’est la peinture ; à toi, les marionnettes et Polichinelle, c’est le drame ; à toi, la musette et le tambour de basque, c’est la musique ; à moi, le désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et n’espère plus l’obtenir.

Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je m’aperçus

  1. Je l’ai vue un soir, chez M. Vernet, avec ses longs cheveux blancs tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d’un saule pleureur : trois jours après je vis sa charge en terre, dans l’atelier de Dantan.