Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/143

Cette page n’a pas encore été corrigée

du génie de Shakespeare ! Quel sujet ! comme tout y est dessiné pour la musique !... D’abord le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où, au milieu d’un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu aperçoit pour la première fois la sweet Juliet, dont la fidélité doit lui coûter la vie ; puis ces combats furieux, dans les rues de Vérone, auxquels le bouillant Tybalt semble présider comme le génie de la colère et de la vengeance ; cette inexprimable scène de nuit au balcon de Juliette, où les deux amants murmurent un concert d’amour tendre, doux et pur comme les rayons de l’astre des nuits qui les regarde en souriant amicalement ; les piquantes bouffonneries de l’insouciant Mercutio, le naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l’ermite, cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d’amour et de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste cellule... puis l’affreuse catastrophe, l’ivresse du bonheur aux prises avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort, et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d’éteindre la haine qui fit verser tant de sang et de larmes. Je courus au théâtre de la Pergola. Les choristes nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons ; leurs voix sonores et mordantes ; il y avait surtout une douzaine de petits garçons de quatorze à quinze ans, dont les contralti étaient d’un excellent effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent tous faux, à l’exception de deux femmes, dont l’une, grande et forte, remplissait le rôle de Juliette, et l’autre, petite et grêle, celui de Roméo. — Pour la troisième ou quatrième fois après Zingarelli et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme !... Mais, au nom de Dieu, est-il donc décidé que l’amant de Juliette doit paraître dépourvu des attributs de la virilité ? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes, perce le cœur du furieux Tybalt, le héros de l’escrime, et qui, plus tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d’un bras dédaigneux, étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l’a provoqué ? Et son désespoir au moment de l’exil, sa sombre et terrible résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles d’ordinaire dans l’âme d’un eunuque ?

Trouverait-on que l’effet musical de deux voix féminines est le meilleur ?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons ? Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse et Othello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que ne l’est Roméo. Mais il faut en prendre son parti ; la composition de l’ouvrage va me dédommager...

Quel désappointement ! ! ! dans le libretto il n’y a point de bal chez Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d’ermite grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue pour Juliette recevant la fiole de l’ermite, point de duo dans la cellule entre Roméo banni et l’ermite