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des contes ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j’éprouvais à me trouver ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Child-Harold, achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas approcher sensiblement de son terme ; un calme plat nous avait arrêtés en vue de Nice ; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui s’élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d’un courant qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la nuit au point d’où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom de la ville qu’on découvrait sur le rivage, et tous les matins je recevais pour réponse : «È Nizza, signore. Ancora Nizza. È sempre Nizza !» Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d’une puissance magnétique, qui, si elle n’arrachait pas pièce à pièce tous les ferrements de notre brick, ainsi qu’il arrive, au dire des matelots, quand on approche des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des Alpes comme une avalanche, vint me tirer d’erreur. Le capitaine n’eut garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu et se couvrit de toile. Le vaisseau, pris en flanc, inclinait horriblement. Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m’avait alarmé dans les premiers moments ; mais, vers minuit, comme nous entrions dans le golfe de la Spezzia, la frénésie de cette tramontana devint telle, que les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l’obstination du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C’était une tempête véritable, dont je ferai la description en beau style académique, une autre fois. Cramponné à une barre de fer du pont, j’admirais avec un sourd battement de cœur cet étrange spectacle, pendant que le commandant vénitien, dont j’ai parlé plus haut, examinait d’un œil sévère le capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en temps de sinistres exclamations : «C’est de la folie ! disait-il... quel entêtement ! cet imbécile va nous faire sombrer !... un temps pareil et quinze voiles étendues !» L’autre ne disait mot, et se contentait de rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le renverser et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut un instant terrible. Pendant que notre malencontreux capitaine roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont dans toutes les directions, le Vénitien s’élançant à la barre, prit le commandement de la manœuvre avec une autorité illégale, il est vrai, mais bien justifiée par l’événement et que l’instinct des matelots, joint à l’imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs d’entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide. «Il ne s’agit pas de la madone, sacredieu ! s’écrie le commandant, au perroquet ! au perroquet ! tous au perroquet !» En un instant, à la voix de ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales voiles