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couteau des supplices ; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe, abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé ! le dieu n’est plus !

Nuit profonde.



Nuit éternelle.


— Convenons que voilà un portrait peu flatté, mais prodigieusement ressemblant, du dieu-chanteur ! s’écrie Corsino. La brochure est-elle signée ? — Non. — L’auteur ne peut être qu’un musicien ; il est amer, mais vrai ; et encore on voit qu’il contient sa colère.

« Tenons notre promesse maintenant. Le petit Kleiner s’est bien acquitté de sa tâche ; il doit être enroué. — Oui, et je suis en outre altéré et gelé. — Carlo ! — Monsieur ? — Va chercher pour M. Kleiner une bavaroise au lait bien chaude. — J’y cours, monsieur. » (Le garçon d’orchestre sort.) Dimsky prenant la parole : « Il faut rendre justice aux instrumentistes ; malgré quelques exceptions que l’on pourrait citer, ils sont bien plus fidèles que les chanteurs, bien plus respectueux pour les maîtres, bien mieux dans leur rôle, et par conséquent bien plus près de la vérité. Que dirait-on si, dans un quatuor de Beethoven, par exemple, le premier violon s’avisait de désarticuler ainsi ses phrases, d’en changer la disposition rhythmique et l’accentuation ? On dirait que le quatuor est impossible ou absurde, et on aurait raison.

« Pourtant ce premier violon est quelquefois joué par des virtuoses d’une réputation et d’un talent immenses, qui doivent se croire, en musique, des hommes souverainement intelligents, qui le sont en effet beaucoup plus que tous les dieux du chant ; et c’est justement pour cela qu’ils se gardent de ce travers. »